L’École des Sables, centre de formation de danse contemporaine fondé au Sénégal par la danseuse et chorégraphe Germaine Acogny au début des années 2000, interprète le mythique Sacre du printemps de Pina Bausch dans une tournée mondiale qui fait l’événement. Souvent dansé ces dernières années par le Ballet de l’Opéra national de Paris qui compte le ballet comme un des trésors de son répertoire, Le Sacre de printemps incarné par une troupe de danseurs africains contemporains est une occasion de redécouvrir dans le chef-d’œuvre de Pina Bausch une universalité unique.
Common Ground[s], un duo chorégraphique créé et interprété par Germaine Acogny et Malou Airaudo, inaugure la soirée. La pièce est élaborée sur la recherche d'un « socle commun » entre d’une part Germaine Acogny, pionnière de la danse contemporaine en Afrique, et de l’autre Malou Airaudo, qui figure parmi les apôtres de Pina Bausch en tant que témoin de ses débuts artistiques dès son arrivée à Wuppertal en 1973. Deux silhouettes de femmes assises sur un tabouret se détachent sur un fond uni rouge-feu. Dos à la scène, vêtues de longues robes noires qui leur confèrent une solennelle maturité, elles tiennent entre leurs mains un bâton en bois. Lien entre les deux femmes qui en tiennent les deux extrémités, l’objet empoigné par Germaine Acogny représente aussi le bâton de pèlerin d’une chorégraphe qui a œuvré tout au long de sa vie pour le développement de la danse contemporaine en Afrique, permettant l’émergence d’une scène artistique africaine florissante incarnée aujourd’hui par Serge Aimé Coulibaly, Salia Sanou, Faustin Linyekula, Robyn Orlin ou encore Dada Masilo.
Mais Common Ground[s] semble moins un propos introductif au Sacre qu’un nouvel (et énième) hommage à Pina Bausch, dont le deuil artistique est si difficile. « Je pense à Pina » énonce Malou Airaudo, alors qu’elle interprète des gestes extraits de ses œuvres – la danse de lamentation et de mort d’Orphée et Eurydice, la sublime gestuelle de bras de Café Müller, ou encore les traversées de scène dans des courses éplorées si légères. Face à elle, Germaine Acogny, terrienne, cherche dans un seau d’eau ses ancêtres. La pièce, un peu longuette, est en définitive assez autocentrée autour de deux danseuses au crépuscule de leur carrière artistique, qui commémorent davantage la danse pour elles-mêmes qu’en nouant un lien avec leur public.
En 1975, Pina Bausch avait créé à Wuppertal sa propre version du Sacre du printemps, le ballet créé en 1913 par Vaslav Nijinski pour les Ballets russes sur la partition accidentée d’Igor Stravinsky. La pièce, qui met en scène l’accomplissement d’un rite païen conduisant au sacrifice d’une femme, est devenue un exercice de style auquel beaucoup de chorégraphes contemporains se sont confrontés, dont Maurice Béjart, Marta Graham, Mats Ek, Paul Taylor, ou encore Sasha Waltz. De l’avis subjectif de beaucoup, le ballet de Pina Bausch, dansé par plus d’une trentaine de danseurs sur une scène recouverte de terre, restera le grand œuvre, la meilleure, l’indépassable version. Si le public parisien a pu s’habituer à la voir sur la scène du Palais Garnier accompagnée de l’orchestre, le spectacle présenté par l’École des Sables apparaît certainement un peu plus réduit : représenté sur une petite scène et sans accompagnement musical, ce qui atténue certains passages, où l’orchestre rugit sur une scène soulevée d’un irrésistible tremblement collectif. Mais peu importe – car la magie de cette œuvre si puissante opère à plein et nous submerge dès les premières notes. La symbolique du rite tribal, tout comme celle de la violence faite à la femme, est un langage universel qu’interprète avec intensité l’École des Sables. Plus singulièrement, on retiendra l’incroyable danse sacrale qui clôture le ballet, accomplie par l’Élue dans une version particulièrement habitée et originale, où elle roule des yeux de terreur hagarde plutôt que d’adresser une dernière supplique au public… Un finale magistral.