D'un pas rapide, Rafał Blechacz se dirige vers le grand Steinway de concert qui l'attend sur la scène de la Philharmonie de Paris. Il est 20h passées, mais des dizaines de spectateurs ne se pressent guère pour rejoindre leur place. Blechacz obtient rapidement le silence. Il ouvre son récital avec le Nocturne op. 55 n° 1 de Chopin ; sa sonorité est moelleuse et lumineuse et quand le chant se déploie dans l'aigu, il lui fait prendre son envol avec élégance et tendresse. C'est très beau et bien différent de sa façon éteinte de jouer le Nocturne op. 48 n° 2 qui figure dans l'album qu'il publie cette semaine chez Deutsche Grammophon, disque dont on ne reprochera pas à Blechacz d'assurer la promotion : il ne donne ce soir aucune des œuvres qui y figurent. Aux deux sonates et à la Barcarolle, il a préféré ce soir les Mazurkas op. 6, la Polonaise-Fantaisie op. 61, les deux Polonaises op. 40 et la célèbre Polonaise « Héroïque » qui clôt la première partie de son récital. La seconde s'ouvrira avec la Suite bergamasque de Debussy qu'il fera suivre de la Sonate « Marche turque » de Mozart avant de conclure avec les Variations op. 3 de Karol Szymanowski. 

Rafał Blechacz
© Marco Borggreve

Ce programme ne fonctionne ni sur le papier ni quand il est déployé au long d'un récital. Il est même assez curieux de faire suivre l'Opus 61, chef-d'œuvre parmi ceux que Chopin a laissés, de polonaises qui appellent moins au rêve et à l'introspection : il eût mieux valu finir la première partie, voire la soirée, par cette Polonaise-Fantaisie qui n'est ni une polonaise ni une fantaisie mais un précipité du génie chopinien de l'harmonie, de la polyphonie et de la transformation continue du matériau : Boulez et quelques autres ne le vénéraient et ne le vénèrent pas par hasard ! De toute façon, Blechacz la joue exactement de la même façon que les autres pièces du compositeur franco-polonais, que Debussy, Mozart et Szymanowski. C'est du très beau piano, ouvragé, fuyant l'articulation trop nette pas du tout par manque de maîtrise instrumentale, ça non ! – car celle de l'ancien vainqueur du Concours Chopin, âgé aujourd'hui de 37 ans, est d'un niveau assez extraordinaire. Mais le musicien est prisonnier d'une tradition académique chopinienne qui a tendance à voir ce compositeur derrière une lumière tamisée, à le jouer « en abat-jour » comme Fauré détestait être joué, et comme Chopin est minimisé quand il l'est. Un peu trop de pédale, des attaques amorties, une dynamique trop contenue, un manque général de respiration, une pulsation donnant curieusement le sentiment que Blechacz joue précipité – même quand le tempo est « lent ». 

Ce sera d'ailleurs assez dérangeant dans les variations du premier mouvement de la sonate de Mozart, prises pour le coup avec un tempo plutôt vif, ce qui est bien vu, mais désarticulées faute d'une articulation précise, d'une pulsation nette qui réduisent l'éloquence et le parlando mozartiens à du joli son. Le finale, pour le coup, sera lui trop rapide pour ce qui est... une marche ! Blechacz ne met pas en scène les oppositions de dynamique, le caractère éminemment théâtral de cette musique qui appelle les tambours et le bruit des pas frappant le sol, effets pourtant visibles comme un éléphant dans un couloir : il court la poste d'un pas léger et gracieux. Tout passe trop vite sans que les janissaires ne défilent, sans que la conclusion ne soit l'énorme éclat de rire de théâtre attendu.

Les Mazurkas op. 6 nous avaient déjà intrigué par leur joliesse excessive, leur raffinement sonore admirable mais qui laissait de côté les effets sonores assez violents écrits par Chopin, comme par exemple dans l'Opus 6 n° 1 dont les appoggiatures et sauts dans l'aigus sont crus et pas jolis du tout et ouvrent un espace sonore absent ce soir. Debussy ? Rafał Blechacz a publié l'un des plus beaux disques consacrés au Français, mais ce soir les mêmes causes produisent les mêmes effets : trop suaves et jolis, le « Clair de lune » manque de caractère, le « Menuet » de cambrure, le « Passe-pied » d'esprit joyeux, le « Prélude » d'un esprit de décision et d'une polyphonie plus clairement exprimée... Viennent les Variations op. 3 de Karol Szymanowski. Blechacz y adopte une allure plus déterminée dans une pièce qui n'est vraiment pas de celles avec lesquelles finir un récital. 

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