Il est un peu décevant de voir que, pour un concert conçu comme une récolte de fonds au profit de la LICRA, réunissant entre autres l’un des plus grands quatuors français d’aujourd’hui et deux danseurs de l’Opéra national de Paris, le public du Théâtre des Champs-Élysées ne remplit que péniblement le premier balcon… Toujours est-il que l’on se sent privilégié de pouvoir assister à un concert conçu comme un florilège de petites merveilles, autour de compositeurs français.
C’est cependant un compositeur tchèque qui ouvre le bal : avec la Dumka du Quintette pour piano et cordes op. 81, les Modigliani et Frank Braley proposent une entrée en matière élégante. Le thème initial, à l’alto de Laurent Marfaing, est empreint de dignité, soutenu par un vibrato savamment dosé ; la mélodie passe ensuite de l’un à l’autre des instruments avec une fluidité parfaite et, au passage, des unissons d’une justesse et d’une homogénéité impeccables. Le violoncelle de François Kieffer est merveilleux de retenue, le piano de Frank Braley d’une douceur incroyable dans ses pianissimos : bref, un régal.
Cette beauté des textures est également ce qui fait l’intérêt des mélodies de Chausson et Duparc interprétées par la soprano Cyrielle Ndjiki Nya. Le timbre de la jeune chanteuse est somptueux, rehaussé d’un vibrato ample et souple. Certes, la justesse n’est pas toujours irréprochable, la clarté de la diction pourrait encore être améliorée, mais on comprend le texte et surtout, on se pâme devant la beauté de la voix. Les aigus ressortent avec une facilité incroyable (dans Serre chaude de Duparc par exemple) et l'instrument est d’une souplesse telle que le legato semble n’exiger aucun effort (La vie antérieure). Le piano de Frank Braley, quant à lui, est limpide : ses doubles croches fluides confèrent une légèreté bienvenue, exemptée de drame, à la Chanson triste de Duparc ; inversement, ses brefs motifs thématiques étrangement solennels suffisent à instaurer l’atmosphère tragique d'Au pays où se fait la guerre. Le quatuor rejoint le duo pour la Chanson perpétuelle de Chausson, un moment de grâce : les cordes des Modigliani ont la texture du velours, la voix de Cyrielle Ndjiki Nya est impressionnante d’aisance. Là encore, si la prononciation n’est peut-être pas assez nette pour faire comprendre la narration, la finesse des nuances et des phrasés des six musiciens est suffisamment claire pour en deviner l’essentiel.
La construction de la deuxième partie du concert est tout aussi limpide. L’Oracio del torero de Turina rappelle l’écriture de Ravel par ses jeux sur le rythme (alternance binaire-ternaire) et ses contrastes (ruptures brutales quand un passage dansant et rapide semble échouer brusquement sur une section plus lyrique et songeuse). Les Modigliani savent souligner les moindres effets de l'œuvre, des trémolos scintillants aux pizzicati espiègles, afin qu’elle ne dépare pas une fois juxtaposée avec celle de Ravel…
C’est pourtant bien le Quatuor en fa majeur de ce dernier qui est la pièce de résistance de la soirée. Placés à l’arrière-scène, les quatre instrumentistes donnent la réplique à Agnès Letestu et Vincent Chaillet, danseurs de l’Opéra, dans une chorégraphie de Florent Melac datant de 2020. Dans ce répertoire qu’ils maîtrisent à la perfection, les Modigliani sont impressionnants de technique chambriste – les unissons à l’octave sont toujours éblouissants, les passages de témoin invisibles – mais aussi parce qu’ils parviennent à apporter à ce véritable tube une touche personnelle : les thèmes du premier violon dans le Vif et agité sont ici présentés dans une nuance discrète, alors que certains solos du Très lent sont au contraire étonnamment charnus ; dans les mouvements rapides, le quatuor insiste tant sur le rythme qu’on en oublie presque le travail mélodique et harmonique de Ravel pour se concentrer sur leur caractère… dansant.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : à l’exception de rares moments où les danseurs s’éclipsent (le public est alors plongé dans le noir et immergé dans la musique), c’est le pas de deux qui est au centre de l’attention. Agnès Letestu et Vincent Chaillet se cherchent, se trouvent, se disputent dans un jeu de cache-cache amoureux. Si les mouvements fluides des deux danseurs, dans un style assez néoclassique, ne reflètent pas vraiment la diversité des atmosphères des quatre mouvements, ils ont un caractère primesautier qui convient parfaitement aux sections les plus enlevées. Surtout, ils épousent le relief de la musique avec une grande justesse – manière de rappeler que la musique française d’il y a cent ans n’est pas dépourvue d’échos dans la création artistique d’aujourd’hui.