Programmée en février 2021, cette production de Pelléas et Mélisande à l'Opéra de Lille avait été empêchée in extremis par la crise sanitaire du Covid-19. Même si une captation vidéo à huis clos en avait été réalisée, ainsi qu’un enregistrement disponible en CD, il est heureux deux ans plus tard de pouvoir la proposer avec les mêmes artistes (à l’exception de Jean Teitgen qui incarnait Arkel) au public qui fait salle pleine en ce lundi soir de première.
Homme de théâtre, Daniel Jeanneteau (également chargé de la scénographie) a conçu, en collaboration avec Marie-Christine Soma (responsable des lumières), un décor unique dont l’élément le plus marquant est un trou béant au centre du plateau. Ce gouffre figure aisément la « fontaine des aveugles », la grotte ou encore le souterrain du château, mais il est aussi en situation, comme une tour inversée, au début de l’acte III quand Mélisande chante « Mes longs cheveux descendent jusqu'au seuil de la tour ». Ceci avant que Pelléas et Mélisande, placés de part et d’autre du puits, essaient de joindre leurs mains.
Les différentes ambiances en extérieur ou intérieur du livret sont intelligemment suggérées – par exemple la fine bruine qui tombe en fond de plateau, la fumée qui s’échappe de l’abysse comme d’un chaudron, ou encore les modulations des éclairages, la lampe portative allumée lorsque Geneviève lit la lettre de Golaud, dans un clair-obscur d’école flamande. Sans aucun mobilier présent sur scène entre les deux hauts murs gris latéraux, on apprécie la force de cette réalisation visuelle resserrée sur les protagonistes. Mélisande s’allonge à terre au dernier acte alors que le gouffre vient d’être rebouché avec du sable, mais c’est trop tard pour l’héroïne qui se meurt (« elle est déjà trop loin de nous »). Après son dernier souffle, sa petite fille vêtue d’un même pull rouge s’approche puis part en courant, laissant un gout amer au spectateur (« C'est au tour de la pauvre petite »).
Les titulaires des deux rôles-titres Julien Behr et Vannina Santoni forment un couple d’aspect juvénile, deux chanteurs excellents et particulièrement engagés théâtralement. Possédant des moyens naturels plus larges que ceux directement demandés par Mélisande, la soprano sait aussi alléger subtilement en laissant planer quelques aigus aériens. Sous son allure garçonne aux cheveux courts (une idée décalée du metteur en scène), on reconnaît bien le personnage évanescent du livret de Maurice Maeterlinck, regard complètement perdu lorsqu’elle fixe la salle au dernier acte. Assurément ténor et non baryton ou baryton Martin, Julien Behr n’en assume pas moins avec aisance toutes les notes de Pelléas, le registre grave étant tout aussi bien exprimé. Lui-même victime sacrificielle de cette intrigue autour de la jalousie, il est poignardé puis poussé à la renverse dans le gouffre par Golaud, comme une Tosca se jetant finalement du château Saint-Ange.
Alexandre Duhamel compose un très impressionnant Golaud, mélange d’humanité et d’autorité glaçante. Au cours de sa scène avec Yniold, il démarre avec bienveillance envers son fils, mais le ton se fait vite menaçant, avant des « Regarde » projetés avec une ampleur quasi animale. Patrick Bolleire est un Arkel moins vieillard que d’ordinaire, aux résonances moins caverneuses, tandis que la voix de Marie-Ange Todorovitch correspond bien à Geneviève, la mère des deux demi-frères, gardant son vibrato sous contrôle. Damien Pass complète efficacement la distribution en Médecin, ainsi que le jeune garçon Edgar Combrun qui chante Yniold avec une appréciable justesse d’intonation. Élément essentiel à souligner, le français, langue maternelle de la plupart de ces titulaires, est servi avec application et l’auditeur peut goûter sans effort au texte, si important dans cet ouvrage.
En résidence à l’Atelier Lyrique de Tourcoing, l’orchestre Les Siècles et son fondateur François-Xavier Roth sont venus en voisins à l’Opéra de Lille pour cette série de cinq représentations. Dès les premières mesures, le chef installe le mystère qui baigne la pièce, apportant un soin extrême aux détails de la partition. Cette formation sur instruments d’époque permet davantage de délicatesse, de couleurs chaudes, en particulier pour des pupitres de bois chatoyants, ou encore des cuivres moins clinquants et métalliques que ceux d'orchestres modernes. Ce magnifique tissu orchestral aux allures de dentelle participe à la réussite complète de la soirée.
Le voyage d'Irma a été pris en charge par l'Opéra de Lille.