Transverse Orientation, l’une des dernières créations du chorégraphe et scénographe grec Dimitris Papaioannou, aurait dû faire l’ouverture du Festival d’Avignon en 2020. Un an après ce rendez-vous manqué pour cause de pandémie, la pièce est en tournée dans toute l’Europe. À mi-chemin entre danse-théâtre et performance sur le vif, Dimitris Papaioannou prend pour point de départ de sa création le phénomène d’orientation transversale, qui permet aux insectes de voler en ligne droite en se dirigeant par rapport à l’onde lumineuse de la lune. De plus en plus perturbés par les lumières artificielles, les insectes sont dévoyés et tournent sur eux-mêmes jusqu’à l’épuisement. Cette recherche est l’occasion de convoquer des thèmes souvent explorés par Papaioannou : temporalité et répétition, construction et déconstruction, humanité et animalité, ballet des affections humaines, dont l’humour n’est jamais loin.
Un néon blanc crépite. Par une petite porte en fond de scène, d’étranges personnages filiformes, vêtus de costumes sombres et affublés de ballons de baudruche en guise de têtes, entrent sur scène et s’agglutinent avec surprise sous la lumière intermittente du néon. Insectes bourdonnants, ces personnages oniriques sont aussi des clowns tristes lorsque l’un d’entre eux se pique d’un petit numéro de claquettes ou fonce tête baissée dans le mur. Transverse Orientation est peuplée de ces créatures chimériques qui semblent sorties de la mythologie grecque : un taureau grandeur nature s’ébranle sur scène tandis que tout un bestiaire de minotaures et de monstres hybrides traverse la scène, mi-hommes mi-femmes ou mi-hommes mi-animaux.
Les hommes aussi sont révélés dans la primitivité de leurs instincts – désir, violence, mais aussi gaieté. Les tableaux se succèdent et montrent ces différentes inclinations : les animaux sont brutalisés, les testicules d’un homme à terre sont arrachés, un homme empli de désir mange un fruit la tête enfoncée dans un seau, un groupe s’amuse à faire rouler un bloc de pierre sur la musique badine d’une fugue baroque. La répétition inlassable par les hommes de tâches dérisoires (construire, remplir des seaux d’eau qui se vident, transporter sans fin des objets…) est aussi un fil rouge. Une porte s’ouvre sur un éboulement de blocs de pierre, que les hommes utilisent pour dresser un édifice maladroit qui fatalement s’écroule. Cette représentation d’une humanité affairée dans des grandes œuvres éphémères et inépuisables nous renvoie aux grands mythes : Sisyphe et la tour de Babel.
Peintre et dessinateur, Dimitris Papaioannou s’est formé aux Beaux-Arts avant de se tourner vers la scénographie au début des années 1990. Cet arrière-plan artistique original apporte une touche caractéristique à ses œuvres, qui proposent un véritable travail sur les matériaux et un sens de l’art-performance. Ses décors ingénieux et ses installations plastiques sont souvent des œuvres à part entière (telles que Still-Life, 2014). Transverse Orientation est minimaliste et très graphique : un cerceau et des échelles noires quadrillent une toile blanche tendue en arrière-scène et forment des figures géométriques. Chez Papaioannou, l’art plastique est à la fois une source d’inspiration et un sujet central. Des citations d’œuvres d’art égrènent toutes ses pièces, comme s’il cherchait à mettre en mouvement l’héritage de la peinture et de la sculpture. Dans Transverse Orientation, Breanna O’Mara, la sublime danseuse du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, semble l’incarnation de la Vénus de Botticelli, avec sa carnation diaphane et sa cascade de cheveux roux. Plus tard, elle prend les traits d’une stupéfiante Madone à l’enfant, dont le poupon émerge lentement d’une pâte visqueuse. Elle est aussi une odalisque blanche, façon Ingres ou Olympia de Manet, royalement juchée sur l’échine d’un taureau, ou la statue au centre d’une fontaine dont elle prend la pose hiératique, tout en arrosant malicieusement les hommes qui l’entourent.
Seule ombre aux tableaux, Transverse Orientation, visuellement époustouflante et souvent poétique, tire parfois un peu en longueur, avec des passages de qualité variée et une dernière partie moins inspirée. La lente progression d’une femme âgée et nue en appui sur une canne alors que le glas sonne, tout comme le fastidieux démontage et nettoyage de la scène, annoncent tous deux une fin qui tarde un peu trop à venir. Dommage, car il aurait suffi de couper au montage pour retrouver l’efficacité d’un Since She, le précédent chef-d’œuvre de Papaioannou composé avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch.