Pour un genre qui a abordé sans complexe tant de facettes de la nature humaine (amours heureuses et malheureuses, sexualité, argent entre richesse insolente et pauvreté abjecte, soif de pouvoir, ambition guerrière…), l’opéra ne s’était à ce jour pas encore penché sur la scatologie dont on sait qu’elle est une source inépuisable de plaisanteries – pas toujours du meilleur goût – à tous les âges et dans tous les milieux quoique assez rarement abordée en public, bonnes manières et décence obligent. C’était compter sans l’esprit irrévérencieux de Philippe Boesmans dont On purge bébé ! aura été la dernière œuvre, le compositeur liégeois nous ayant hélas quitté cette année en laissant son ultime opéra quasi terminé, la dixième et dernière scène ayant été parfaitement achevée par son disciple Benoît Mernier.

On purge bébé ! à La Monnaie
© Jean-Louis Fernandez

Adaptée par Richard Brunel, qui signe aussi la mise en scène toute de drôlerie et de légèreté de cette création à La Monnaie, la pièce de Feydeau narre les tribulations de M. et Mme Follavoine dont l’insupportable et constipé rejeton Toto refuse absolument de prendre le purgatif qui lui libérerait les intestins. Manque de pot (si l’on ose dire), M. Follavoine – fabricant de porcelaine de son état – doit recevoir M. Chouilloux, fonctionnaire du ministère de la Guerre, dont il espère bénéficier de l’appui pour remporter un juteux marché de 300.000 pots de chambre destinés à l’armée française. L’affaire vire au tragi-comique pour le maître de maison dont les vases de nuit présentés comme incassables se brisent à la première comme à la deuxième démonstration. Lorsque Mme Follavoine évoque les tourments que lui cause son fils de 7 ans, M. Chouilloux se montre très intéressé voire enthousiasmé par la question, étant lui-même assez sensible des intestins.

On purge bébé ! à La Monnaie
© Jean-Louis Fernandez

Les parents continuent de cajoler l’infernal gamin qui refuse toujours de boire sa potion. Mme Follavoine laisse alors malencontreusement échapper que Chouilloux est cocu. Le malheureux se console en vidant la moitié du purgatif par erreur. Les choses ne s’arrangeront guère lorsqu’arrivent pour déjeuner Mme Chouilloux et son amant Truchet qu’elle présente comme étant son cousin. Ce dernier, soupçonnant Follavoine d’avoir vendu la mèche, lui colle une gifle. Désemparé, le porcelainier vide ce qui reste du purgatif avec les conséquences que l’on devine.

On rit de bon cœur de voir les représentants de cette ambitieuse et mesquine bourgeoisie ramenés à leur banale condition humaine en usant à qui mieux mieux des toilettes ou même du seau. Tant le livret que la musique évitent la grosse pantalonnade de ce qui n’aurait pu être qu’une pièce de boulevard avec rencontres malencontreuses et portes qui claquent au profit d’une fine distanciation, d’une subtile critique sociale et d’un humour qui va bien au-delà du simple pipi-caca. Philippe Boesmans traite tout ceci avec une légèreté bienvenue, optant pour une approche syllabique qui donne priorité à l’intelligibilité du texte mais qui a aussi recours à de fines citations des Hébrides de Mendelssohn, de la « Méditation » de Thaïs de Massenet ou même du tétracorde ascendant de Parsifal. Les décors d’Étienne Pluss qui restituent joliment l’intérieur bien bourgeois des Follavoine sont un régal, comme les costumes très réussis de Bruno de Lavenère.

On purge bébé ! à La Monnaie
© Jean-Louis Fernandez

Quant à l’interprétation de cette petite perle, elle n’appelle que des éloges. Jodie Devos brille de mille feux dans le rôle de la maman et Jean-Sébastien Bou prête son beau baryton et son indiscutable talent d’acteur au père. Denzil Delaere offre un ténor clair et vif à ce Chouilloux pitoyable et si imbu de sa personne. Dans les brefs rôles de la femme infidèle et de son amant, Sophie Pondjiclis livre un irrésistible numéro de rombière et Jérôme Varnier est un viril galant. Étonnamment, le partie parlée de l’impossible Toto est répartie entre un petit garçon ayant l’âge du rôle et un comédien adulte (Tibor Ockenfels) qui doit faire plus de deux mètres. L’un et l’autre se débrouillent d’ailleurs fort bien.

On purge bébé ! à La Monnaie
© Jean-Louis Fernandez

Enfin, il faut aussi saluer la prestation toute d’énergie et précision de Bassem Akiki, à la tête d’un petit effectif de 27 musiciens seulement (sept cordes, vents par deux, percussion, harpe, piano et célesta). Le chef fait véritablement chatoyer la partition qu’il traite – et il a bien raison – avec le plus grand sérieux. C’est sur un pied de nez qu’un grand musicien nous a quittés, et c’est avec une totale maîtrise de son art qu’il réussit à nous faire rire mais aussi réfléchir, ne serait-ce que par les questions posées sur la tyrannie d’un enfant-roi ou la façon dont un impondérable – en l’occurrence, une constipation – peut faire dérailler les plus belles ambitions de réussite financière et d’élévation sociale.

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