Après quatre bis, Nikolaï Lugansky salue le public la main droite sur le cœur et quitte la scène sans la moindre ostentation. Il doit considérer que son triomphe est aussi celui de Sergueï Rachmaninov dont on fête cette année le sesquicentenaire de la naissance dans l'empire russe et les quatre-vingts ans de la mort aux États-Unis. Rachmaninov s'était installé définitivement en Californie quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, laissant derrière lui l'Europe et la Suisse où il résidait dans une maison à l'architecture résolument contemporaine, bâtie selon ses directives. Étrange paradoxe d'un homme bien de son temps, musicalement conservateur (il calait devant certains Debussy), doublé d'un compositeur, de son vivant et jusque dans les années 1980, regardé de travers voire méprisé pour le caractère prétendument « désuet, sentimental » (pire : « hollywoodien ») de sa musique. En fait, Rachmaninov ne trouvait grâce aux yeux de bien des musiciens et des mélomanes que pour son talent de pianiste si extraordinaire qu'il est souvent tenu pour être le plus grand depuis Franz Liszt et Anton Rubinstein. Notre siècle répare cette légèreté de jugement en accordant enfin sa juste place à sa musique. Et dans cette réhabilitation, notre héros de ce soir tient une place essentielle.

Nikolaï Lugansky
© Jean-Baptiste Millot

Il faudra une bonne demi-heure pour que Nikolaï Lugansky reçoive tous les mélomanes qui sont venus le féliciter dans le hall, après ce premier des trois récitals qu'il consacre à Rachmaninov au Théâtre des Champs-Élysées. Le musicien se fait photographier avec les uns et les autres, dédicace son tout nouveau disque consacré aux Études-Tableaux, des programmes et... beaucoup de partitions que des jeunes lui présentent. Sur les conseils de leur maître, ils sont venus écouter un pianiste qui s'est imposé au premier rang des interprètes de notre temps dans tous les répertoires qu'il aborde. Comme le disait récemment un de ses confrères français en parlant d'un Concerto pour la main gauche de Ravel vu sur YouTube : « Vous avez vu ce Lugansky ? Quelle beauté ! Quelle classe ! » 

Son récital commençait donc par les Variations sur un thème de Chopin op. 20, qu'il avait déjà programmées pour ses grands débuts parisiens au Musée du Louvre, le 11 mars 1998, dans un récital déjà intégralement consacré à Rachmaninov. Thème qui n'est autre que le Prélude n° 20 que variera aussi le Catalan Federico Mompou. L'œuvre de Rachmaninov est d'une ampleur digne de son incipit dont elle conserve le caractère funèbre à travers une trajectoire qui n'est en rien rectiligne, qui alterne, oppose, fusionne des idées et des transformations thématiques, harmoniques, rythmiques et contrapuntiques aussi savantes qu'expérimentales. Lugansky y est magistral par la maîtrise pianistique dont il fait preuve : avec les années, sa sonorité s'est élargie, densifiée, sa palette sonore s'est encore diversifiée en même temps que sa stature de musicien s'affirmait. L'élasticité de ses phrasés, la façon qu'il a de timbrer le chant, qui s'émancipe dans le haut du clavier comme une alouette monte dans le ciel, d'un son argentin qui d'un Steinway neuf fait un piano des années 30, cette lumière voilée dont il pare les voix intermédiaires, ces couleurs fondues et pourtant si nettes dans les graves, cette puissance tellurique soudaine qu'il tire du clavier sans jamais le brutaliser sont un des trésors pianistiques de tous les temps. Et Lugansky est magistral par sa maîtrise du temps, de l'architecture et de l'expression. Il est dans l'instant et dans la projection de cet instant dans le grand tout d'une œuvre qu'il rend accessible : il entend tout et nous le fait entendre sans l'expliquer, laissant la musique advenir sans s'interposer. 

Des Études-Tableaux op. 33, il donnera une interprétation idéale faisant de ces improvisations composées autant de moments d'une intensité dramatique confinant au tragique qui rappelle combien la musique de Rachmaninov est d'une honnêteté et d'une austérité non feintes. De la même façon, la très longue Sonate n° 1 n'a jamais paru si courte et jamais autant dominée par l'idée de la mort que sous les doigts de Lugansky qui la joue, elle aussi, avec une lisibilité contrapuntique fascinante en ce qu'elle ne réduit en rien la grandeur tragique de l'œuvre. Cette lisibilité – dont on se demande comment le musicien réussit à la rendre sur le piano tant elle fait éclater le cadre de l'instrument tout en le magnifiant – s'accompagne d'un investissement expressif dans la moindre note jouée comme une parcelle d'éternité.

Rendez-vous le 14 mars pour les Préludes op. 23, les Variations sur un thème de Corelli et les Études-Tableaux op. 39.

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