Le spectacle pourrait paraître surréaliste. Par temps de conflit social, écouter Mozart dans la sublime Chapelle de la Trinité baroque nous éloigne pour un temps de la contingence et de l’immédiateté du quotidien : les musiciens autour de Jean-Christophe Spinosi assurent une évasion aussi efficace que touchante, dans laquelle la soprano suisse Chiara Skerath fait la surprise.

Jean-Christophe Spinosi
© Moscow Philharmonic

L’interprétation que propose l’Ensemble Matheus de la Symphonie n° 41 séduit par ses contrastes : son approche flamboyante oppose à la verticalité imposante une horizontalité en demi-teinte, davantage caresse que jeu des cordes, dirait-on. Et pour cause : les archets n’ont-ils pas été littéralement passés au peigne fin par des instrumentistes soucieux du moindre détail ? Tout au long de cette symphonie, on est happé par le style de direction extrêmement expressif de Jean-Christophe Spinosi, spectacle à lui seul. Non pour se mettre en valeur personnellement, mais pour insuffler aux musiciens les élans, les inclinaisons, les soulèvements et accents, par tous les gestes imaginables et inimaginables. Le chef tape, taquine, mouline, sautille, virevoltant d’un coin de son estrade à l’autre, sous les yeux d’un public ébahi par cette incarnation d’énergie baroque.

Du côté de l’orchestre, on est épaté par l’homogénéité de chaque pupitre de cordes, mais aussi par l’équilibre et l’écoute mutuelle qui est une évidence. À la délicatesse soyeuse des violoncelles dans le second mouvement répond l’élégance dansante du troisième, non dénué d’une espièglerie qui souligne sa rythmique plus variée. Le dernier mouvement est clairement solaire, triomphal, majestueux : une magnificence d’apparat de premier plan qui n’empêche pas les ornementations de se faire remarquer. La flûte notamment prend son envol boisé avec la légèreté d’un colibri. Jean-Christophe Spinosi va-t-il finir par décoller de son podium, lui aussi ? Comme possédé par cette Symphonie « Jupiter » dirigée sans partition, le chef dégage la structure de la fugue finale dans toute sa limpidité.

Apothéose de la soirée, la Grande Messe en ut mineur s’ouvre sur une surprise : Jean-Christophe Spinosi annonce le remplacement d’Ana Maria Labin, souffrante, par Chiara Skerath, arrivée à la Chapelle de la Trinité à peine trente minutes avant le début du spectacle. C’est donc une prestation sans filet aucun à laquelle se prête la Suissesse, et elle relève le défi avec brio. Le Laudamus te expose toute la maestria d’une soprano expérimentée et son extraordinaire capacité d’adaptation. Les vocalises semblent des éclats de rire, et si Chiara Skerath ne peut deviner sans répétition tel ralenti convenu d’emblée entre chef et orchestre dans son duo avec Nina Maestracci, c’est là vraiment un détail ce soir, tellement sont palpables son plaisir, son engagement et sa propension naturelle et chaleureuse au partage avec le public. Sa voix, déjà envoûtante il y a une dizaine d’années, s’est depuis enrichie d’harmoniques moelleux et a pris la couleur d’un soprano beaucoup plus lyrique désormais, tout en préservant une technicité sans faille.

Quant à elle, Nina Maestracci n’a pas besoin d’être timide : son soprano très léger est d’une intense pureté, qui se confronte avec témérité aux exigences réservées par Mozart à cette partie. Aussi bien dans le Kyrie que dans le Et incarnatus est, les passages des graves aux suraigus sont maîtrisés avec une aisance élégante. Alors qu’ils n’interviennent que dans les trios ou quatuors de solistes, Krystian Adam, ténor polonais, et Luigi De Donato, solide basse italienne, font de leur côté comprendre qu’ils possèdent des organes authentiquement mozartiens, mais davantage situés sur le versant opératique. Le timbre suave du premier est un régal – mais quel dommage qu’il ne se mette pas spontanément au service du groupe au niveau du volume, créant un déséquilibre que le chef vient corriger aussitôt.

Le chœur prépare un écrin admirable aux solistes. Les voix de ces jeunes professionnels issus de l’ensemble vocal Vox 21 et du Conservatoire Nadia et Lili Boulanger possèdent une fraîcheur qui sied à Mozart, et à laquelle se joignent justesse et précision.

On sort dans la nuit de printemps avec des étincelles musicales dans les oreilles. Qui aurait deviné qu’entretemps, le mouvement social est passé à quelques mètres de là ? Cette réalité semble tout d’un coup plus surprenante que la musique de Mozart.

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