Après leur monumentale Résurrection fin octobre, on retrouve les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans un nouveau programme consacré à Gustav Mahler, avec cette fois-ci la Neuvième Symphonie du compositeur. Et pour ce concert hors les murs de la Maison de la radio (à la Philharmonie de Paris), c’est un habitué de la capitale que l’on retrouve en la personne de Myung-Whun Chung – ex-directeur musical de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris et directeur musical du Philhar' pendant quinze ans, devenu directeur musical honoraire depuis son remplacement par Mikko Franck en 2015.

Myung-Whun Chung
© Riccardo Musacchio

L’Andante comodo est introduit par une mélodie de timbres qui, de l’évanescence à la matière, fait rentrer l’auditeur dans le drame qui se jouera tout au long du mouvement : la lutte acharnée entre la vie et la mort. Si les cinq notes du cor bouché semblent dès le début condamner l’issue de cette lutte, la fragilité avec laquelle l’élégie est prononcée laisse entrevoir une forme de lumière dans ces premières mesures. Conçues par Myung-Whun Chung comme un véritable prélude orchestral, les premières notes sont prises avec une lenteur suffisante pour apprécier les textures et alliages instrumentaux. Peu à peu, cette introduction est entraînée par un imperceptible crescendo accelerando jusqu’à ce que la narration trouve son tempo, dans une première respiration orchestrale haletante. Par son geste ferme mais parcimonieux, le chef fait naître une pulsation orchestrale qui permet à la musique de s’étendre au-delà des relâchements de la tension dramatique. Sous la baguette de Chung, l’écriture contrapuntique est soulignée sans être imposée, l’exposition se fait sans démonstration, et l’entièreté du mouvement paraît couler de source. Agrémenté d’un remarquable duo entre la flûte et le cor, ainsi que d’un solo de violon ultra-sensible par Nathan Mierdl, cet Andante se conclut dans une mélancolique pureté.

Après ces émotions ô combien humaines, l’élévation spirituelle laisse sa place aux danses et aux plaisirs bien terrestres du second mouvement. La crudité des timbres, la percussion des prises de parole et la franchise des relais donnent à ce Ländler une animation incisive. La complexité polyphonique employée par Mahler est si justement mise en valeur par Myung-Whun Chung que la mécanique ne paraît ni froide ni corsetée, mais au contraire parfaitement huilée. Le simulacre de valse au centre du mouvement ajoute à la verticalité de l’écriture des appoggiatures grimaçantes, l'orchestre s'emballe, l’huile disparaît petit à petit des rouages, les instruments commencent à grincer, l’espièglerie du chef sourd de chaque geste… Quelle délicieuse ironie !

La danse cède ensuite à la parade militaire sous la baguette de Myung-Whun Chung qui affermit considérablement son geste dans le Rondo burleske. Si le terme de « burleske » peut se rapporter à la caricature amère, le chef en donne ici une interprétation musicale qui se réfère plutôt à la moquerie enfantine. Des trombones proches du grotesque, des flûtes si pointues qu’on dirait des fifres, une percussion tranchante et inflexible donnent à ce mouvement une allure régressive, proche parfois de la fanfare de village. À la manière d’un enfant qui se prend au jeu de la guerre avec des soldats de plomb, l’interprétation semble jongler entre le sérieux et le populaire, entre la réalité et l’illusion pour s’achever dans un tourbillon vertigineux : pris à son propre piège, l’enfant finit dépassé par les événements.

Preuve que la direction de Myung-Whun Chung ne répond à aucun système, celui-ci dépose sa baguette et met tout son corps au service de l’Adagio final. Ce sont ici le déploiement et le modelage de la matière musicale qui importent au chef, de sorte que l’auditeur sent peser sur lui toute la richesse émotionnelle du contrepoint. Dans ce moment de recueillement charnel, les vibrations qui se dégagent du chef atteignent chaque musicien : les archets creusent les cordes, les bois sont nobles, les cuivres olympiens. Après tant d’effusions, la vie finit par s’effacer et le finale se conclut dans un éther lumineux. Pourtant incapable de se retenir entre les mouvements, le public est pris ici d’un long et pieux silence – comparable à celui des dernières interprétations lucernoises d’un Abbado – avant d’exulter dans un tonnerre d’applaudissements. Cette Neuvième n'aura manqué de rien pour être un très intense et mémorable moment musical.

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