Le mythique opéra de Donizetti a décidément le vent en poupe. Quinze jours après avoir été donnée dans sa version française à Tours et un jour seulement après la première d'une nouvelle production à l’Opéra de Nice, Lucia di Lammermoor rempile à l’Opéra Bastille sous l’égide d’Andrei Șerban. Créée en 1995, la mise en scène de l’Américano-Roumain demeure aujourd’hui efficace et lisible, là où d’autres pourraient accuser leur âge. Le propos, de même que celui de l’opéra même, demeure d’actualité, pour peu qu’on choisisse d’y lire une charge contre l’aliénation féminine et non pas une spectacularisation de celle-ci.
Les costumes et décors de William Dudley se révèlent également suffisamment datés pour ne pas sembler désuets. Tout juste regrettera-t-on que l’argument et son déploiement sur scène demeurent distincts : plastiquement et chorégraphiquement raccord avec la musique et l’action, la scénographie manque aujourd’hui trop de trouble et de folie pour servir efficacement la lecture jadis radicale de Șerban.
Sur le plateau se succèdent des hommes virils, agressifs, qui s’apparentent tantôt à des soldats, tantôt à des malades. Les chœurs, redoutablement efficaces de précision et d’incarnation, assistent du haut de la scène à l’intégralité de l’action. Vêtus de noir et coiffés de hauts-de-forme, ils scrutent les personnages comme jadis les spectateurs se rendaient à la Salpêtrière. L’action se déroule cernée par ces regards lourds, et les airs se succèdent comme autant de ces séances publiques orchestrées par Charcot. Les voyeurismes se télescopent : ce public de bourgeois vient se repaître de l’hystérie attendue et de ses traitements radicaux ; les spectateurs viennent vibrer au son de cette voix de femme extraordinaire, monstrueuse de technique et débordante d’expressivité jusque dans l’agonie.
Dans ce rôle si exigeant, Brenda Rae se révèle plus que solide, et ne démérite pas face à la révélation de la dernière reprise de cette production – l’immense Pretty Yende. Tout juste pourra-t-on la trouver, scéniquement parlant, un peu sage. Mais la voix se fait ici surnaturelle dans le piano comme dans l’éclat, tantôt perçante, tantôt d’une douceur troublante… Le phrasé est redoutablement souple, l’aigu clair, le grave consistant. Autant dire qu’on en attend beaucoup de cette jeune colorature ayant jusqu’ici fait ses armes en Allemagne, et que l’on sait destinée à une belle carrière.
Un peu timide, le jeu de Brenda Rae a cependant le mérite de laisser exister ses protagonistes masculins. Javier Camarena est un Edgardo puissant et généreux, dont le timbre oscille délicieusement entre brillance et voix sombrée. Mattia Olivieri n’est peut-être pas physiquement parlant l’Enrico intimidant et agressif dont rêvait Șerban : mais il est vocalement idéal pour le rôle. Martial, imposant sur tous les registres, fort d’un legato à se damner, il est une des grandes révélations de cette distribution.
On peut également se réjouir des contrastes esquissés avec les seconds rôles : l’Arturo inconstant offert à Lucia pour époux est campé avec douceur et légèreté par Thomas Bettinger, à rebours de la prestation romantiquissime de Javier Camarena sur une tessiture pourtant similaire. Julie Pasturaud enveloppe de sa voix ample et suave de mezzo la fragile Lucia dans le rôle un brin ingrat d’Alisa. Si Éric Huchet demeure un temps en retrait dans le rôle de Normanno, il sait par la suite tirer le meilleur de son instrument aguerri. Adam Palka promet enfin de briller dans le rôle de Raimondo, pour peu que ses aigus un brin voilés en ce soir de première reprennent, par la suite, du poil de la bête. Car ses graves et son médium corsés sont d’une remarquable tenue, et d’un caractère certain.
Les qualités d’écoute et la souplesse de l’orchestre sont enfin à saluer : aucune désynchronisation, aucun décalage pour perturber l’avancée vocale de l’ensemble. On pourra seulement déplorer une certaine imprécision au sein même des pupitres, et ce surtout lors des préludes. Quel dommage, car la lecture d’Aziz Shokhakimov est très inspirée. Le chef sait faire entendre dès l’ouverture le caractère sépulcral de la partition, et ce malgré les quelques couacs des cors et autres cuivres esseulés ; il sait également faire tonner l’orage avec colère mais aussi mélancolie dès l’entrée du troisième acte. Il sait, surtout, rendre la phalange aérienne et voluptueuse quand elle exige pourtant une technicité et une solidité imparables. À l’image de cette production de Lucia, au cahier des charges peut-être trop rempli pour inspirer l’effroi nécessaire.