Sur la scène de la grande salle Pierre Boulez, l'Opus 102 de Stephen Paulello a pris la place du grand Pleyel de 1905 joué la veille par Bertrand Chamayou. Si ce Pleyel est un instrument ancien de facture moderne, le Paulello est un instrument neuf qui condense les recherches déjà fort anciennes de son concepteur. Il a une mécanique à double échappement, un cadre en fonte coulé d'une pièce et ses cordes sont parallèles comme l'étaient celles des pianos d'avant la seconde partie du XIXe siècle. Le meuble de couleur caramel a de magnifiques lignes épurées. On est très pressé de l'entendre dans une bonne acoustique, car aucun des disques l'utilisant que nous avons pu entendre ne nous a convaincu – ceux enregistrés par Martin Helmchen, Julien Libeer ou encore Daniel Barenboim sur le Chris Maene qui obéit au même principe nous ont en revanche comblé et rappelé la glorieuse époque des grands Érard cordes parallèles à cadre en acier ou en fonte coulée d'une pièce fabriqués ainsi jusque dans les années 1920 ! 

Lucas Debargue à la Philharmonie de Paris (en 2017)
© Gil Lefauconnier

Lucas Debargue entre en scène d'un pas assez lent. Il semble très grand dans un costume bleu foncé dont les manches sont trop courtes, ses longs cheveux sont divisés en deux paquets bruns frisés qui retombent de chaque côté d'un visage expressif assez fermé en cet instant. Il attend de très longues secondes que le silence se fasse. Il doit jouer la Sonate en la mineur KV 310 de Mozart, une œuvre tragique dont le premier mouvement et le finale ont une détermination et une ampleur quasi symphonique assez uniques dans le corpus pour piano solo du compositeur. Debargue se lance et l'on doit tendre l'oreille : ce piano est maigre et le son reste enfermé dans l'instrument. Son jeu petit, presque galant, amplifie cette surprise. C'est soigné, les doigts sont précis, la main gauche est si claire que l'on s'aperçoit de la banalité des articulations. Le développement prend néanmoins de l'ampleur et l'expression devient plus prégnante. Le mouvement lent est une déploration funèbre d'un fils qui vient juste de perdre sa mère. Debargue en trouve peu à peu le ton mais, comme dans le premier mouvement, alternent passages où il est là et d'autres où sa concentration s'évade et sa préciosité dérange. Le dernier mouvement sera virtuose mais anodin. 

Chopin ? La Ballade n° 2 alterne deux climats opposés : l'entrée en matière doit être jouée à un tempo plutôt allant, sans accents expressifs, d'une façon presque monotone – on sait cela de façon très précise grâce aux travaux du musicologue suisse Jean-Jacques Eigeldinger –, ce qu'un Vlado Perlemuter réalisait idéalement. Debargue en fait des tonnes et de façon un peu chichiteuse. Il prépare le deuxième épisode qui devrait surgir sans coup férir. Et il en ira ainsi jusqu'à la coda qui ratera son effet dramatique, d'autant que le piano a des petits poumons, qu'il cale devant les assauts du pianiste. Ses graves métalliques n'ont aucune puissance et son médium est creux. Trop irrégulier et flou dans l'énoncé de ses longues phrases quasi fauréennes, le Prélude op. 45 ne convainc pas du tout jusqu'à sa cadence, si génialement hors de son temps sur le plan harmonique, molle et floue. C'est un des chefs-d'œuvre de Chopin, comme la Polonaise-Fantaisie qui referme la première partie du récital. Une des œuvres les plus difficiles du compositeur, pour des problèmes de forme, de concentration dans l'organisation du discours. Quelques très beaux passages, notamment la partie « récitatif rêveur », ne compensent pas ce propos brouillon d'où émergent des accents durs qu'un piano décidément tout en médium nasal, aux aigus courts, accentue sans doute.

Lucas Debargue
© Charly Rappo

Debargue revient après l'entracte. Il ne jouera que le premier mouvement du Concerto pour piano seul op. 39 de Charles Valentin Alkan, comme il l'annonce au micro, déclarant au passage sa flamme pour le Paulello qu'il a choisi. Vu de son tabouret, on veut bien le croire. Entendu depuis la salle, on n'acquiesce pas plus qu'aux explications qu'il donne sur la prétendue uniformité des pianos joués en concert aujourd'hui. Debargue est à l'aise dans le déferlement des formules virtuoses d'une musique qui évoque parfois Chopin sans en avoir le génie harmonique et rythmique, parfois Liszt sans en avoir la générosité, l'imagination orchestrale de l'écriture pianistique et du langage. Et l'on se met à compter les retours du thème pour tenter d'apprécier une musique qui cherche toujours son héros... mais qui ne manque pas d'allure prise en main par un musicien aussi convaincu que Lucas Debargue.

**111