Il ne faudra pas moins d'une heure pour que le public lève le camp, le temps pour les héros du jour de recevoir la centaine de mélomanes venus les féliciter et acheter leurs disques – tous vendus, c'est un signe qui ne trompe pas – dans le hall du Théâtre des Champs-Élysées ! Lucas et Arthur Jussen viennent de triompher, ce dimanche matin, dans une salle aux trois quarts pleine du public des Concerts du dimanche matin. Le triomphe était tel qu'ils ont pris le micro pour remercier le public d'être venu si nombreux pour leurs débuts parisiens dans une ville où il y a, disent-ils, tant de bons musiciens, et dans un théâtre qui est un peu la maison des sœurs Labèque à l'origine de leur propre carrière. Redoublement des applaudissements et des cris et sifflets d'enthousiasme. Il serait possible d'ironiser, et l'on ne va pas s'en priver, en relevant le fait que le micro était donc déjà prêt et qu'une équipe de la télévision néerlandaise était là pour immortaliser la scène. C'est que les « frères Jussen », appelons-les ainsi en hommage à Katia et Marielle Labèque qui sont sur le pont depuis les années 1970, n'ont jamais cédé à la moindre facilité face aux claviers, sans pour autant renier promotion et mise en scène de leur duo. Ils maîtrisent au plus haut point ce que les sœurs Labèque ont appris en chemin.
Ce dimanche matin, les deux frères entrent donc sur la scène du TCE. Ils portent le même costume de scène sombre, ont quasiment la même coiffure et la même taille, l'un des deux étant quand même un poil plus « baraqué » que l'autre. Grands, minces, élégants, souriants, complices, ils gagnent chacun leur piano et... jamais on n'aura entendu une entrée en matière aussi nuancée de la merveilleuse Sonate en ré majeur pour deux pianos KV 448 de Mozart. Jouée sans chichis pourtant, sans manières, jamais on ne l'a entendue aussi concertée et unitaire : la quantité de nuances dynamiques, d'articulations que les deux musiciens sortent de pianos parfaitement accordés et réglés suffirait à équiper pour l'année quelques confrères. Jamais, encore, on n'a entendu duo de pianistes aussi parfaitement accordés – eux aussi ! – que ces deux-là qui ne font assurément qu'un. Rien à dire, ou presque, comme on va bientôt s'en rendre compte, car la sidération admirative se double au bout d'un moment d'un questionnement. Le tempo est parfait, les nuances sont, on l'a déjà souligné, stupéfiantes en ce qu'elle vont du pianissimo le plus ténu mais toujours chanté à un forté signifiant et jamais tonitruant. Mais si la perfection n'enfante pas la froideur, elle peut en certaines circonstances masquer ce qui devrait être... Manquent ici deux personnalités différentes qui dialogueraient, car cette sonate est une conversation en musique exigeant deux tempéraments, deux personnalités distinctes face à face dans un échange plein d'esprit. Nous ne l'avons pas : ils chantent à l'unisson, tout le temps.
Vient Schubert et son Lebensstürme D 947. Le quatre mains ne pose pas ce genre de problème esthétique et musical : il faut plutôt n'entendre qu'un musicien jouant avec vingt doigts... Et là, on est gâté. Comme dans Mozart, la pédale est mise à la perfection, vu qu'on ne l'entend jamais traîner, jamais non plus manquer là où il s'impose qu'elle soit mise. C'est une fois encore admirable de sonorités, de nuances, de maîtrise des tempos et de leur enchaînement, dans une pièce complexe du point de vue harmonique, avec des tensions et détentes très signifiantes, et d'essence tragique et symphonique... Mais il y a quelque chose d'élégant fuyant le drame qui nous éloigne du caractère de cette œuvre. Rien des « tempêtes de la vie » attendues, mais que c'est beau et bien chanté !
Pour finir, Le Sacre du printemps dans sa version pour deux pianos qu'on ne jouait pas voici encore quarante ou cinquante ans et qui est devenu un grand classique... Personne ne le joue ni avec la subtilité, la précision, la justesse sans cesse renouvelée de l'allure et des tempos, ni avec l'équilibre phénoménal des frères Jussen. Ils fuient tout ce qui pourrait devenir grossier, tapageur dans cette œuvre d'essence si orchestrale qu'ils rendent jouissivement pianistique et, dans le même temps, qu'ils restituent avec une transparence, une variété de timbres et de nuances sur deux pianos qui sont ici une fenêtre ouverte sur un espace sonore bien plus large et profond qu'il ne l'est en réalité. Ils osent là aussi des pianissimos et une gradation de dynamique quasi irréels. Mais, mais... pour ce qui est de la pulsation irrésistible, du caractère implorant de certaines sections, de la sorte de panique et du caractère orgiaque d'autres, il faudra chercher ailleurs.