Un triangle amoureux, un coup de foudre inattendu : le matériau dramatique de Like flesh évoque celui de tant d’autres opéras, à ceci près que le personnage principal se transforme… en arbre. Si l’œuvre est une relecture inattendue et contemporaine des Métamorphoses d’Ovide, les ressemblances avec des ouvrages préexistants s’arrêtent là : l’opéra n’a rien de banal, entre autres parce qu’il est porté par la musique hypnotique de la compositrice israélienne Sivan Eldar.
Située dans une forêt, l’action est à la fois simple et absurde : un Forestier, dont le métier consiste donc à couper des arbres, se trouve en porte-à-faux avec son épouse (la Femme) qui ressent de la compassion pour ces végétaux dont elle perçoit le destin tragique. Ils hébergent une Étudiante, dont la Femme va tomber amoureuse, avant de se transformer en arbre pour partager le destin de ces êtres dont elle se sent si proche. En parallèle de ce drame intime, un chœur de six chanteurs, incarnant la Forêt, revient sur l’évolution du monde, qui a mené au désastre de la déforestation et de la catastrophe écologique que nous vivons aujourd’hui. Cette double construction fonctionne relativement bien et crée des contrastes intéressants, entre le récit intime des trois protagonistes et des chœurs portant un message plus politique, voire mystique, dont la sonorité se rapproche d’ailleurs de plus en plus de celle d’un chœur d’église.
Mais là où l’opéra diffère vraiment du récit ovidien, c’est quand la librettiste Cordelia Lynn explore les conséquences de la métamorphose de la Femme-Arbre : comment les êtres humains qui l’aiment s’adaptent-ils à cette transformation ? Comment s’intègre-t-elle au collectif de la Forêt ? C’est là que le bât blesse : les arbres de la Forêt (le chœur) incluent la Femme-Arbre dans des sections presque chorégraphiées assez touchantes, mais l’analyse des sentiments des deux protagonistes malheureux est moins fine, leur désorientation finissant par entraîner la confusion du spectateur.
Si le matériau dramatique s’essouffle donc un peu dans la deuxième partie de l’œuvre, ce n’est pas le cas de la musique. L’écriture de Sivan Eldar est incroyablement expressive : dès l’introduction et les premiers mots du chœur de la Forêt, le spectateur est plongé dans des accords consonants qui vont et viennent en un mouvement de flux et de reflux, se reposant sur un accompagnement orchestral qui ressemble à un bourdon. L’ensemble est amplifié et diffusé dans la salle à travers un réseau complexe de hauts-parleurs qui immergent le spectateur dans le chant. Ces sections méditatives, qui ne sont pas sans évoquer l’atmosphère mystique des râgas indiens, se dissolvent progressivement pour laisser plus de place à des effets agités de cordes et de percussions, puis en des bruits artificiels saisissants de réalisme qui représentent des phénomènes naturels (montée de la sève, poussée de champignons…) et sont diffusés par les hauts-parleurs. La fluidité de l’ensemble, portée par l’ingénierie musicale de l’Ircam et par la direction précise de Maxime Pascal, est impressionnante et happe le spectateur dans cet univers hypnotique.
Sur ce matériau musical riche, les prises de parole des trois personnages principaux ressemblent d’abord à des récitatifs, et se greffent donc sous une forme presque improvisée sur un orchestre alors souvent réduit pour leur laisser toute la place. Ainsi présentés avant tout comme des acteurs, les trois chanteurs se tirent avec brio de cette position : tous trois aidés par une diction impeccable, ils incarnent jusque dans leur voix les fragilités de leur personnage : William Dazeley campe un Forestier empli de colère et d’incompréhension, dont les exclamations parlées expriment l’exaspération ; Helena Rasker une Femme-Arbre dont on perçoit l’indignation dans les graves poitrinés, Juliette Allen une Étudiante dont la voix assez peu vibrée (mais très incarnée) exprime bien la perte de repères et le désarroi amoureux. C’est leur voix et une gestuelle stylisée mais efficace qui permettent de comprendre la complexité des sentiments qui les agitent, plus que le texte parfois assez abstrait de Cordelia Lynn.
Face à eux, la Forêt formée par les six autres chanteurs, (maladroitement) habillés en vert et noir pour figurer des arbres, est à la fois une sorte de chœur antique, qui commente l’action, une chorale d’église qui annonce l’inexorable apocalypse, et un personnage aux multiples têtes – lorsque les dialogues chuchotés de certains d’entre eux sont rediffusés au plus près des spectateurs par des hauts-parleurs bien précis. À la fois personnages et membres du décor, ils se fondent dans la scénographie minimaliste de Silvia Costa, dont les décors simples – un sol noir, de rares objets dont la fonction est indéterminée – servent avant tout d’écrin aux vidéos de Francesco d’Abbraccio, projetées sur les murs de la scène, qui représentent une forêt fantasmée, sans cesse en mouvement, où l’on croit percevoir des visages humains.
Hauts-parleurs, vidéos, expressivité vocale et surtout expressivité de l’harmonie : tout concourt à créer pour le spectateur une expérience immersive et dérangeante. Un rappel bienvenu que l’opéra ne perd rien de sa pertinence lorsqu’il s’intéresse à la catastrophe écologique et à des sujets contemporains.
Le voyage de Clara a été pris en charge par l'Opéra Orchestre National Montpellier.