Après son inattendu et déstabilisant Einstein on the beach, Philip Glass s'est lancé dans les années 1990 dans une trilogie inspirée par l’œuvre de Jean Cocteau. Après Orphée en 1991 et La Belle et la Bête trois ans plus tard, le compositeur américain n'oublia pas Les Enfants terribles, court roman de Cocteau connu également pour son remarqué passage à l’écran signé Melville en 1950. Dans cet opéra créé en 1996, Glass met au cœur de son propos le sort tragique d’une jeunesse qui s’est épuisée jusqu’à l’âge mûr en rêves perdus d’émancipation et de renversement du vieux monde et de ses valeurs obsolètes. Il faut se laisser happer par la mise en scène de Phia Ménard qui fait de cet ouvrage une inquiétante machine à broyer du noir et des chairs. Après la Comédie de Clermont, elle sera bientôt à Grenoble, Bruxelles et Bobigny. On n’échappe pas à l’emprise de cette glaçante et audacieuse relecture.
La mécanique infernale habilement huilée par « l’entremetteuse en scène » s’avère insidieusement inexorable, innocemment perverse et tout simplement diabolique. Elle y dépeint la nostalgie de l’enfance dans toutes ses ambiguïtés. Mais elle les travestit judicieusement sous l’accoutrement de la vieillesse échouée en Ehpad. « La vieillesse est un naufrage », disait un grand homme… Caustique ? Mais pas seulement : on ressent jusqu’au malaise les effets délétères d’une mélancolie grinçante, d’une ironie cinglante, attisées par la rythmique obsédante d’une musique répétitive jusqu’à la saturation.
Si le système de plateaux tournants est loin d’être novateur, il se réinvente ici exclusivement au service de l’œuvre et de sa dramaturgie, loin des procédés d’accessoires, recette désormais un peu paresseuse. Tout se joue autour d’une double rotation contrariée, lourde de symboles, qui entraîne implacablement les chanteurs-acteurs et le spectateur entre les meules du moulin du destin, machine infernale dont on perçoit, le temps de brefs intervalles, les frottements et bruissements de la terrible progression au diapason de la partition. Cette froide mécanique horlogère est conduite par l’obsédant martèlement de trois pianos.
Qui joue à quoi dans ce bal des maudits : une enfance travestie en vieillards cacochymes et cruels ou une jeunesse impitoyable et dévorante avançant au bord du précipice ? Qui se moque du destin ? Certainement pas Phia Ménard qui embarque avec délectation tout son petit monde – public compris – dans la ronde folle d’un carrousel bariolé et débridé ! La boîte à musique tourne à plein régime et on aurait tort de chercher à comprendre, à vouloir à tout prix percer les mystères de cette mise en scène à tiroirs. L’esprit circassien, tantôt loufoque, tantôt provoquant et sarcastique s’immisce, omniprésent chez Phia Ménard. Elle manipule ses personnages avec la dextérité d’une marionnettiste mettant à profit musique et lumières, couleurs et chanteurs. Elle tient le spectateur en haleine sur l’issue de cette tragédie qui se refuse à dire son nom. D’ailleurs est-ce bien la mort qui triomphe in fine du mal, ou l’inverse ? Rien n’est moins certain, nous dit la musique. La performance revient aussi aux instrumentistes. Tous se croisent par anneaux concentriques interposés dans ces drôles de saturnales, morbides et débridées.
Même le chant se joue sur d’autres registres, entre cris et déchirements, plaintes et invectives, ouvrant des plaies à vif, impossibles à refermer. Poignant baryton, Olivier Naveau (Paul) affronte Mélanie Boisvert, terrible Elisabeth au soprano tendu et aiguisé. Anne-Marguerite Werster porte le drame au paroxysme de ses ambivalences sopranistes en Dargelos et Agathe. François Piolino, solide ténor, impose un aussi peu recommandable Gérard que son rôle exige de prouesses. Sur cette distribution plane le dérangeant fantôme de Cocteau, réincarné à travers un document d’époque par la magie d’un Jonathan Drillet plus vrai que nature.
Implacable danse macabre ! Elle est conduite par les pianistes Flore Merlin, Nicolas Royez et Emmanuel Olivier à un train d’enfer. Nos trois forcenés en exploitent sans faillir les lancinants motifs repris en boucle, saturant la scène finale d’un halo méphitique d’une mécanique jusque-là en sourdine et soudain devenu folle.
Au fait, de qui sont ces Enfants ? De Cocteau, de Philip Glass ou de Phia Ménard elle-même ? L’une, la dernière nommée, ne va pas sans les deux autres qui restent les premiers bien sûr ! Mais quand même, Ménard a un foutu talent pour se hisser sans ménagement au côté de ses glorieux aînés et accoucher sans douleur ni douceur mais avec jubilation d’un aussi joli monstre…