À l’heure où des milliardaires rêvent égoïstement de voyages fantaisistes dans l’espace, où les complotistes de plus en plus nombreux croient dur comme fer que la Terre est plate ou que l’Homme n’a jamais marché sur la Lune, il est ô combien pertinent de ressortir des placards un des plus grands succès obtenus par Jacques Offenbach à la fin de sa carrière, dans les années 1870 : Le Voyage dans la Lune. Librement inspirée des romans de Jules Verne qui s’intéressaient déjà à notre célèbre satellite avec une imagination savante, cette féérie raconte les fantastiques aventures d’un prince (Caprice) qui, après avoir parcouru le vaste monde, vise un périple bien plus lointain et, en un coup de canon géant, se retrouve avec son père (le roi V'lan) et son frangin (le savant Microscope) parmi les bien lunés Sélénites. Une pomme, de l’amour et un volcan sèmeront ensuite ce qu’il faut de désordre, d’humour et de péripéties pour aboutir à un spectacle tout à fait savoureux et toujours d’actualité.
Un tel Voyage, cependant, n’est pas donné à tout le monde : à l’origine, l’œuvre durait presque six heures, sollicitait plusieurs centaines de chanteurs et danseurs, des costumes de toutes sortes, des dizaines de décors différents et des effets spéciaux ad libitum. Mais l’Opéra Comique, flairant le bon filon, a décidé d’en produire une version courte adaptée aux jeunes pousses de sa Maîtrise Populaire, chargeant Alexandra Cravero (direction musicale), Laurent Pelly (metteur en scène) et Agathe Mélinand (livret) de sélectionner les numéros, d’opérer les coupes et de réécrire les dialogues. Après un premier décollage à huis clos devant les caméras de France 5 au moment du troisième confinement, au printemps 2021, ce Voyage dans la Lune « junior » (de deux heures environ) a enfin pris son envol public dans une salle Favart comble ce mardi 24 janvier – d’autres embarquements sont prévus jusqu’au 3 février.
Avouons-le : si la production a tardé à décoller, il en va de même pour le spectacle dont le premier acte n’est pas le plus réussi. La dénonciation de notre monde hyper connecté et ultra consommateur en plastiques non recyclés manque franchement de subtilité, et les déplacements nombreux et bruyants des enfants ne sont pas à ranger parmi les trouvailles les plus inspirées de Laurent Pelly. Mais tout s’arrange dès la fin du premier acte, au moment de l’embarquement dans le canon : le coup de détonateur, l’alunissage forcé, les défilés, les costumes et les mimiques des habitants de la Lune sont absolument réjouissants et l’on savoure l’œuvre jusqu’à la dernière note sans regarder sa montre. Quelques coupures un peu franches et quelques écarts de langage évitables trahissent certes le travail d’adaptation, mais le spectacle ne manque pas pour autant d’esprit ni de cohésion.
Il faut saluer le travail formidable accompli par les maîtrisiens de tous âges. Très souvent sollicités collectivement sur le plan vocal comme sur le plan scénique, les jeunes chanteurs se sortent adroitement des difficultés semées par Offenbach sur le plan de l’élocution comme de l’intonation, et proposent des qualités de déplacement et d’incarnation dignes d’un chœur professionnel. Quelques voix sortent du lot, notamment Ludmilla Bouakkaz, géniale princesse Fantasia qui ajoute à son grand potentiel vocal (quelle agilité et quels aigus déjà !) d’indubitables dons de comédienne. Arthur Roussel est plus hésitant en ce soir de première mais sa juvénilité touchante sied au rôle du prince Caprice, habituellement réservé à une mezzo. Seul non-maîtrisien engagé dans cette production, le vétéran Franck Leguérinel apporte toute sa gouaille au roi V'lan en ayant toutefois l'élégance de ne pas chercher à faire de l’ombre à ses jeunes partenaires.
Dans la fosse, Alexandra Cravero dirige tout ce beau monde avec des attentions admirables : elle rattrapera plus d’une fois des situations potentiellement dangereuses en tranchant nettement la mesure et en articulant distinctement les paroles pour conforter ses chanteurs. Sous sa baguette, les Frivolités Parisiennes se montrent aiguisées et même inspirées dans une partition qui n’est pourtant pas des plus inventives sur le plan orchestral ; mention spéciale au cor solo, Élodie Baert, dont les premières notes constituent une rampe de lancement de luxe pour l’ensemble de la production.