Récemment proposée à l’Opéra de Bordeaux, déjà présentée à l’Opéra Royal de Versailles en 2016-2017 et initialement créée au Drottningholm Slottsteater de 2015 à 2017, la trilogie Mozart-Da Ponte selon Marc Minkowski et Ivan Alexandre n’en finit pas de séduire le public. À rebours de l’immense majorité des productions scéniques actuelles, le metteur en scène choisit de ne pas transposer l’action et de faire avant tout confiance au livret et à la musique : nul besoin de couvrir les murs du hashtag #metoo ou de faire du comte le PDG d’une multinationale pour faire passer le message étonnamment féministe véhiculé par l’œuvre (ce sont bien les femmes, Marcelline incluse, qui mènent la danse et qui triomphent à la fin de l’opera buffa !), ou pour dénoncer l’injustice sociale et le mépris dans lequel les classes supérieures tiennent le petit peuple. Tout est dit, et avec quelle finesse, dans le livret de Da Ponte/Beaumarchais et dans la musique de Mozart : ne reste plus au metteur en scène qu’à donner chair à l’intrigue et aux personnages par une direction d’acteurs affûtée et un sens du rythme qui épouse au mieux celui de la partition.

Les Noces de Figaro dans la mise en scène d'Ivan Alexandre au Liceu
© Paco Amate

C’est précisément à quoi s’emploie Ivan Alexandre, dans un spectacle dont le bon goût n’est jamais une entrave au dramatisme, à la violence des actions et des sentiments qui se font jour sous l’humour dont est nimbée la pièce. Son complice Marc Minkowski donne à cette « folle journée » le rythme trépidant qui est le sien, tout en ménageant comme il se doit de magnifiques parenthèses poétiques : l’introduction du « Porgi amor » de la Comtesse, le duettino « Sull’aria » (pris dans un tempo idéal, ni trop rapide, ni excessivement langoureux), le bouleversant pardon final qui, à l’instar du « toast » de Così, jette un voile sur le passé… et permet aux personnages de regarder de nouveau vers l’avenir. Le chef est magnifiquement secondé par des Musiciens du Louvre en forme superlative, où seuls les cuivres ont parfois, ici ou là, été quelque peu à la peine.

Les Noces de Figaro dans la mise en scène d'Ivan Alexandre au Liceu
© Paco Amate

Pas de star dans la distribution mais une équipe d’une rare homogénéité, soudée, jeune, dynamique, crédible. Norman Patzke (Bartolo), Paco Garcia (Don Basilio) et Alix Le Saux (Marcelline) sont excellents dans leurs rôles respectifs – au point qu’on regrette la suppression des airs des deux derniers. Dans le petit air de Barberine, Manon Lamaison fait entendre un timbre inhabituellement charnu et, en dépit d’un ou deux aigus un peu bas, une ligne de chant très soignée. Le chant policé et le legato soyeux de Miriam Albano conviennent peut-être mieux à la romance « Voi che sapete », qu’au tumultueux « Non so più ». Son Chérubin n’en demeure pas moins convaincant et attachant.

Les deux couples principaux, enfin, n’appellent (presque) que des éloges. La voix fruitée, aux graves bien assurés d’Angela Brower lui permet de brosser une Suzanne volontaire et à la féminité affirmée, bien éloignée – et c’est tant mieux – de la soubrette pétulante que le personnage, assurément, n’est pas. Son Figaro est un Robert Gleadow jovial, aux accents plus plébéiens que ceux de son maître mais sans jamais verser dans l’excès ou la vulgarité. On ne lui reprochera guère que certaines intonations trahissant parfois légèrement les origines anglo-saxonnes du chanteur, mais cela n’ôte rien à la qualité d’une prestation fort attachante.

Les Noces de Figaro dans la mise en scène d'Ivan Alexandre au Liceu
© Paco Amate

Son maître est un Thomas Dolié altier, dont la physionomie (front haut, perruque noire, teint blafard) rappelle le Valmont de John Malkovich des Liaisons dangereuses de Stephen Frears. Le chanteur français maîtrise les difficultés techniques du difficile « Hai già vinta la causa », et surtout émeut dans un « Contessa, perdono » recueilli, au phrasé particulièrement noble. La voix d’Ana Maria Labin surprend un peu dans un premier temps, habitués que nous sommes à entendre dans le rôle de la Comtesse des timbres à la pureté quasi instrumentale. De fait, cette voix chaude et à l’expressivité assez marquée convient peut-être mieux aux passages dramatiques (le « Ah, se almen la mia constanza » du troisième acte) qu’à la poésie éthérée du « Porgi amor », ici porté par un chant un peu trop « incarné » pour traduire l’ineffable nostalgie de la page. La reprise pianissimo du « Dove sono i bei momenti » est cependant superbe, et surtout le personnage est d’une grande crédibilité, y compris (et c’est loin d’être toujours le cas) lorsque la Comtesse et Suzanne changent de rôles au dernier acte.

Les Noces de Figaro dans la mise en scène d'Ivan Alexandre au Liceu
© Paco Amate

Au rideau final, le public se lève et noie les artistes sous un tonnerre d’applaudissements. La reprise de la trilogie Da Ponte est ainsi magnifiquement lancée : elle se jouera jusqu’au 22 janvier à l’Opéra Royal de Versailles. Pour celles et ceux qui n’auraient pas la possibilité de se rendre sur place, les spectacles sont filmés pour medici.tv et la plateforme live-operaversailles.fr.

****1