À l’âge de quatre-vingt-neuf ans, Pierre Lacotte rend un dernier hommage à l’Opéra de Paris en lui offrant un nouveau ballet classique, inspiré du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir. Enfant de l’institution, où il fit ses premiers pas avant de devenir l’un de ses Premiers Danseurs en 1951, Pierre Lacotte célèbre en grande pompe l’ensemble des savoir-faire de la maison : son orchestre, ses chœurs, son ballet, son école de danse (avec la présence de trois jeunes élèves), sans oublier ses ateliers, mis à contribution des mois durant pour produire de somptueux costumes et décors. Pierre Lacotte, gardien de la tradition classique, tire ainsi sa révérence avec une chorégraphie testamentaire aux allures de grande réunion de famille.
Monter un ballet classique en 2021, en renouant avec la pantomime, les suites de variations et un corps de ballet pittoresque – précipité dans des danses paysannes et de grandes valses – peut sembler une entreprise à contre-courant. Le geste chorégraphique de Pierre Lacotte procède pourtant d’une démarche hardie visant à valoriser le patrimoine romantique français par l’adaptation d’un de ses monuments littéraires sur une partition rassemblant des œuvres diverses de Jules Massenet.
Pour ce faire, Pierre Lacotte imagine un décor de papier incroyablement ouvragé, qui emprunte à l’art de la gravure et se déploie tel un livre ouvert avec non moins de seize tableaux : le jardin d’une folie romantique, des intérieurs bourgeois, une nef d’église, une coupole, des cachots... Comme pour rappeler la matière originelle qu’est le texte, le décor est peint en noir et blanc – à l’exception d’une dernière scène rougeoyante, lorsque le sang de Julien Sorel est versé. À ces tonalités neutres s’oppose un défilé de costumes haut en couleurs, où le faste des parures féminines rivalise avec la variété des tenues picaresques du clergé ou de la paysannerie.
Si éblouissante que soit cette scénographie, elle contraint néanmoins à des intermèdes répétés pour changer de décors, ce que Lacotte cherche à dissimuler par des diversions maladroites. Des vidéos un peu kitsch sont projetées en avant-scène et montrent une calèche trottant à travers la campagne, ou le cheval furieux de Julien Sorel. Des laquais portant des candélabres circulent aussi devant le rideau pour meubler. Particulièrement fréquents aux actes II et III, ces arrêts rompent la dynamique dramatique et créent des longueurs.
Le véritable défi de cette création réside cependant dans la transposition de l’œuvre de Stendhal sur scène, dans toute sa profondeur psychologique. Lacotte fait ici clairement le choix de l’efficacité dramaturgique pour laisser la part belle à la danse : l’argument du ballet raconte l’ascension brisée de Julien Sorel en se concentrant sur les grandes actions du roman. L’intrigue bondit ainsi d’un moment à l’autre à une vitesse frappante, sans laisser aux personnages le temps de se développer. Dès les premiers instants de l’acte I, Elisa s’effondre éplorée en épiant un échange de regard équivoque entre Madame de Rênal et Julien Sorel. Trop rapide également, la découverte de l’adultère de Madame de Rênal prend davantage les airs burlesques d’un Feydeau que la pesanteur tragique d’un Stendhal et suscite même quelques rires étouffés dans la salle.
Pierre Lacotte compose donc avant tout une grande fresque chorégraphique, centrée sur les rôles de Julien Sorel et de Madame de Rênal. Hugo Marchand se glisse avec aisance dans un personnage de jeune impétueux et survole la difficulté technique des variations et des pas-de-deux, qui multiplient les portés de haute voltige. À ses côtés, Dorothée Gilbert montre une danse éclatante, dans des variations dont on retient autant les équilibres suspendus que l’intensité dramatique. Bien qu’ils créent par moments un effet de catalogue, les rôles des solistes secondaires permettent un passage de flambeau réussi à la nouvelle génération de danseurs. Bianca Scudamore interprète une Mathilde de la Môle à la fois boudeuse et gracile, Roxane Stojanov brille par ses grands développés longilignes dans le rôle fiévreux d’Elisa, sans oublier Camille Bon qui exécute un temps de pointes très équilibré. La chorégraphie d’arrière-plan réservée au corps de ballet est en revanche bien plus décevante, avec un premier acte pastoral à la Giselle aux airs de déjà-vu, suivi de tableaux d’ensemble où les danseurs incarnent des séminaristes, une garde à cheval un peu potiche, et une masse de badauds anonymes affublés d’anachroniques vestes de costumes râpées et des fichus façon sorcières. Ces passages de danse quasiment folklorique, basée sur beaucoup de sauts à pieds joints, sont un contrepoint regrettable à ce ballet de grande envergure qui reste en demi-teinte.