Le mérite de cette Traviata en tournée en France dans une dizaine de villes après Clermont-Ferrand est bien de ne pas avoir été dévoyée par une mise en scène oiseuse au pire parasite. La tentation est toujours grande de vouloir prêter à l’œuvre plus que le compositeur n’en fait dire à sa musique qui se suffit à elle-même. Celle-ci, de par la progression dramatique d’une syntaxe extrêmement dense et sans faiblesse, soutenue par une rhétorique implacable, n'appelle pas des déploiements scénographiques extravagants et un travestissement de l’espace qui alourdiraient le propos.
On pourrait dire que la mise en scène de Pierre Thirion-Vallet va à l’essentiel et nous ravit tant son dépouillement touche à l’épure. Car c’est précisément dans ce refus d’une démonstrativité d’artifice que se situe son propos : solliciter l’attention en suscitant la réflexion, dire que l’apparente sobriété ou nudité va bien au-delà des évidences supposées. C’est aussi prendre le risque de ne pas être compris dans une société du spectacle nourrie d’effets spéciaux où la complaisance tient lieu d’argumentaire.
Thirion-Vallet soutient son propos verticalement, face à un immense paravent où les espaces entre les panneaux ne laissent entrevoir qu’un horizon obscurci. Dans les décors sans fioriture mais dialectiquement et incontestablement architecturés de Frank Aracil, sous les lumières de la magicienne Catherine Reverseau, il dresse ainsi la possibilité d’une nuit opaque, d’un néant ouvrant sur un vide. On baigne sur l’absence d’une révélation, d’un absolu qui ne viendront pas ou si peu si ce n’est fugacement et par bribes tout juste dévoilées.
Quand l’écran se referme, apparaît la terrible prédiction « Amore e morte », titre initial de La Traviata qui rappelle la sentence biblique « Compté, pesé, divisé » tracée par une main mystérieuse sur les murs du Palais de Balthazar à Babylone. La main est celle d’un double fantomatique de Violetta, double qui va la suivre tout au long du drame. Dans l’incapacité d’atteindre l'inaccessible mot « amour », elle ne peut que caresser celui de « mort » à sa hauteur…
Funeste et omniprésente destinée, que la performance d’Erminie Blondel semble pouvoir écarter jusqu’à l’ultime échéance tant son charisme nous persuade que tout est encore possible. Le miracle est aussi que la soprano soit parvenue à conjurer le sort, puisqu’elle était annoncée souffrante en lever de rideau ! Sa Violetta, émouvante de sincérité et d’une puissance tragédienne impressionnante, reste au plus près des défis verdiens. Elle sait être éloquente tout en demeurant humaine (« In me rinasce, m’agita insolito vigor »), d’une lumineuse fragilité amoureuse dotée d’un souffle long et tenu dans l’extrême aigu. Elle vit à fleur de peau la fièvre qui la consume notamment dans la cabalette de l’acte I et donne corps à la beauté intérieure de son personnage dans toute la dignité qui sied à son martyre (« Amami Alfredo »).
Belle figure également que celle offerte sans compter par Matthieu Justine, Alfredo saisissant d’engagement et de vérité. Faisant preuve d'une maîtrise exemplaire de la demi-teinte et de la nuance, cet élégant ténor aux dynamiques racées équilibre idéalement virtuosité et pugnacité dramatique. Il forme avec Erminie Blondel un duo d’une complémentaire plasticité. Mais s’agissant de couple, d’un strict point de vue de la connivence des esthétiques et d’un rapport psychologique qui rallie les suffrages, on le trouve entre la chanteuse et Jiwon Song. Le baryton coréen, familier de la scène clermontoise où il a triomphé à de nombreuses reprises, n’a pas à forcer son talent pour offrir à son Germont couleur, force et une justesse d’articulation qui n’a d’égale que la persuasion musicienne de son émission (« No, non udrai, rimproveri »).
Côté chœurs (Jeune Chœur d’Auvergne et Chœur Opéra Nomade), l’enthousiasme est là mais la cohérence fait parfois défaut. Légère impréparation dont paraît également pâtir l’Orchestre Les Métamorphoses d’un Barthélémy Martin pourtant motivé, reléguant heureusement au second plan le sentiment d’assister plus à une générale qu’à une première.