Créée il y a dix ans et ayant déjà fait l’objet d’une reprise, La Forza del destino vue par Jean-Claude Auvray est maintenant bien connue. Les représentations actuellement données à l’Opéra Bastille confirment le souvenir d’un spectacle dont l’intérêt va déclinant : les deux premiers actes séduisent plutôt, avec notamment des appartements du Marquis de Calatrava qui semblent reproduire grandeur nature une scène de genre d’un tableau du XIXe siècle espagnol, ou l’immense Christ surplombant le couvent de la Madone des Anges au deuxième acte ; mais le fait de plonger l’immense scène de la Bastille dans le noir, sans aucun décor, pour presque tout le reste du spectacle devient vite pour le moins lassant. Le plateau devient certes plus coloré pour la scène qui clôt l’acte III (une scène assez kitsch avec des vivandières levant les jambes en rythme comme si elles dansaient un vulgaire can-can), et il s’anime de nouveau quelque peu pour l’ultime scène de l’œuvre, mais c’est bien peu… d’autant que la direction d’acteurs reste par ailleurs fort conventionnelle. La transposition à l’époque du Risorgimento n’apporte quant à elle pas grand-chose et ne suffit pas, quoi qu’il en soit, à conférer cohérence et dramatisme à un livret il est vrai au moins aussi abracadabrant que celui du Trouvère.

La Force du destin à l'Opéra Bastille
© Charles Duprat / Opéra national de Paris

La cohérence, c’est plutôt du côté de la baguette de Jader Bignamini, à la tête d’un orchestre et de chœurs en très bonne forme, qu’il faut la chercher. Après un début peut-être un peu trop policé (en dépit d’une ouverture bien enlevée et justement applaudie), le chef parvient à conférer à l’œuvre sa nécessaire urgence dramatique, en évitant soigneusement tout excès qui pourrait dénaturer le langage et le style verdiens.

Côté chanteurs, la moisson est un peu inégale. Si Nicola Alaimo est un Melitone dont la truculence ne l’emporte jamais sur le respect de la musique, la voix de Ferruccio Furlanetto paraît aujourd’hui bien usée, et ses sonorités engorgées sont rétives à tout legato, particulièrement au deuxième acte dans son duo avec Leonora. On lui préfère le Marquis noble et stylé de James Creswell, à la voix saine et bien projetée, que l’on espère réentendre bientôt dans un rôle plus important. La Preziosilla d’Elena Maximova ne séduit guère : le timbre manque de moelleux, et l’émission vocale est parfois un peu curieuse, avec des sonorités qui se réfugient trop souvent dans les joues.

Russell Thomas (Alvaro) et Ludovic Tézier (Carlo)
© Charles Duprat / Opéra national de Paris

Reste le trio principal, qui apporte de belles satisfactions. Russell Thomas fait ses débuts à l’Opéra de Paris. Il fait valoir une appréciable sobriété dans l’expression, ainsi qu’une voix large, richement colorée dans le grave et le médium, mais qui a tendance à perdre de sa densité dans l’aigu – lequel est par ailleurs un peu court : certes, l'Alvaro de La Force du destin n’est pas le Manrico du Trouvère, mais on est tout de même en droit d’attendre un peu plus d’éclat dans les points d’orgue qui parachèvent son « O tu che in seno agli angeli », sa difficile exclamation du troisième acte « L’oblio, la pace chiegga il guerrier », ou encore son dernier duo avec Carlo. Peut-être cette vaillance dans l’aigu, encore toute relative, s’affirmera-t-elle avec le temps, le ténor étant à l’orée de sa carrière…

Anna Pirozzi (Leonora)
© Charles Duprat / Opéra national de Paris

Ludovic Tézier délivre quant à lui son habituelle leçon de chant et de style verdien, et triomphe dans une « Urna fatale » phrasée avec classe. À Anna Pirozzi revenait enfin la lourde tâche de consoler ceux des spectateurs qui étaient avant tout venus à l’Opéra Bastille pour entendre « l’autre » Anna (Netrebko). C’est peu dire qu’elle y est parfaitement parvenue. Allégeant et contrôlant au mieux ses immenses moyens, n’usant du forte que parcimonieusement et toujours à bon escient (à l’exception d’un aigu superfétatoire qu’elle ajoute curieusement au finale du premier acte), elle brosse le portrait d’une Leonora fragile et tendre, presque encore adolescente, portée par un chant magnifiquement nuancé (jusque dans le superbe aigu piano sur le « Invan la pace » de son dernier air), mais capable du dramatisme le plus intense quand la situation l’exige. Une très belle performance, très justement ovationnée !

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