Créée en 2017 au Scottish Opera en coproduction avec le Theater St. Gallen, cette Bohème confiée aux mains habiles de Barbe & Doucet propose aux spectateurs du Théâtre du Capitole une tentative de dépoussiérage du célèbre opéra de Puccini. Sans transposer trivialement l’ouvrage directement dans la contemporanéité, le duo de metteurs en scène offre une superposition de temporalités qui viennent enrichir la représentation. Le jeune chef italien Lorenzo Passerini prend la direction musicale avec enthousiasme.
Le public est accueilli par une vue intemporelle sépia sur les toits métalliques de Paris. Cette vue d’avant-scène reviendra lors du dernier acte pour écraser les temporalités. Mimi (Vannina Santoni) est présente dès le début du spectacle, dans un marché aux puces parisien parsemé de touristes dont on reconnaît la nationalité à l’aide de quelques topoï. Visiblement malade et en marge de cette scène vivante, elle porte un regard vers le passé qui lance véritablement l’opéra. L’action mélange deux possibilités : le Paris du début du XIXe siècle, celui de l'action et du livret initial, et celui du début du XXe siècle, qui se perçoit de manière diffuse dans les costumes et les décors (nombreuses références à Joséphine Baker, Citroën, Michelin...). Quelques écarts vers notre monde contemporain sont visibles (gardien flanqué d'un brassard « sécurité » chassant un sans-abri, peinture au pochoir rappelant Banksy) mais ils restent limités. Ce mélange des époques donne une dimension universelle et non passéiste à la production.
L’introduction de l’accordéon de Michel Glasko en incipit et son retour entre deux tableaux participent de cette représentation de Paris. La scène reste fixe, sur une placette entourée de bâtiments caractéristiques. Ce sont surtout les lumières très utiles de Guy Simard qui permettent de situer et de hiérarchiser l’action. L’utilisation des chœurs du Capitole reste discrète, mais offre une dimension supplémentaire avec un important recours au chant en coulisse, la scène très chargée ne laissant que peu de place. Nombreux du reste sont les clins d’œil dans les décors, en particulier l’affiche de La Vie parisienne lors des festivités du deuxième tableau.
Marie Perbost (Musetta) et Vannina Santoni (Mimi) se répartissent les caractères féminins comme le jeu théâtral. La première est flanquée d’une tenue colorée et plus tard d’un guépard domestique que la bande-son fait parfois rugir pour terroriser les passants et surtout Alcindoro (Matteo Peirone). Sur le plan vocal, Marie Perbost propose une prestation évolutive, du simple chant de rue initial un peu couvert par l’accordéon à des traits plus marqués dans les tableaux centraux, elle en vient ensuite à une voix plus stable et délicate alors qu’elle prie pour Mimi. La voix de Vannina Santoni est, elle, le reflet de la parole de la couturière : même dans les traits et vocalises, elle reste puissante mais suave, douce mais affirmée. C’est même cette stabilité, y compris dans l’approche de la mort, qui touche le plus.
Le quatuor de colocataires de fortune réunissant Liparit Avetisyan (Rodolfo), Mikhail Timoshenko (Marcello), Julien Véronèse (Colline) et Edwin Fardini (Schaunard) fonctionne à merveille sur le plan scénique comme artistique, le tout produisant un équilibre enthousiasmant. Le premier tape frénétiquement à la machine en rythme avec l’orchestre alors que le second passe pointilleusement ses nerfs sur son tableau représentant Musetta. Liparit Avetisyan possède certes plus de latitudes du fait de la partition, mais une fois ses solos explosifs passés et salués par le public dès ses premières interventions, le ténor replonge immédiatement dans le collectif. Même leçon pour le baryton Marcello qui reste toutefois plus sobre. Julien Véronèse et Edwin Fardini ne sont pas en reste et compensent des interventions plus courtes par de multiples mimiques et mouvements, à l’instar de la mise à la porte de Matteo Peirone (Benoît, le propriétaire) pour éviter le paiement du loyer. Cette dynamique collective vient avec force et cruauté trancher avec l’agonie de Mimi : chacun se fige, les sourires disparaissent et les sanglots de Rodolfo laissent place à un long silence méditatif. L’instant est passé et le corps de Mimi disparaît de scène, laissant une lumière sur le canapé central désormais vide. Si le procédé est simple, l’émotion est palpable et le souffle court alors que le rideau tombe.