Créée en 1978 par la chorégraphe allemande Pina Bausch, pionnière de la danse-théâtre, Kontakthof (littéralement « recherche de contact ») est une pièce-chorale sur la rencontre et la formation du désir. Fête joyeuse et glaçante, Kontakthof réunit des femmes et des hommes en tenue de gala, assaillis par leurs propres désirs et par ceux des autres. Aussi mythique que malléable, ce chef-d’œuvre du théâtre dansé a été plusieurs fois adapté pour être interprété par des personnes âgées (en 2002) et par des adolescents (en 2008). Son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris offre une nouvelle transposition, vivante et actuelle, magnifiquement portée par une compagnie pourtant peu formée à la dramaturgie. On retiendra tout particulièrement les performances de certains danseurs-acteurs, tels que Charlotte Ranson, Caroline Osmont ou encore Matthieu Botto, à la fois cocasses et émouvants.

Kontakthof à l'Opéra de Paris
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

La pièce s’ouvre sur une présentation au public des danseurs, qui s’avancent tour à tour vers le devant de la scène pour montrer – de face et de profil – leurs mains, leurs visages, leurs dents, leurs bouts de pieds et leurs protubérances. Le spécimen humain est ici jugé sur pièces. Ce manège singulier évoque aussi les grimaces que l’on fait devant le miroir pour s’entraîner à paraître, à susciter le désir. Kontakthof est un bal des simagrées : les femmes ajustent leurs robes avec de petits gestes compassés, se dandinent sur leurs hauts talons et marchent en canard dès qu’elles sortent du champ des regards. Les convives singent un tango étrange, ponctué d’un coup de hanche de côté, ou s’exercent à de sensuels déhanchés pour allumer le désir chez l’autre.

Entre pulsion érotique et comportement violent, les corps entrent en contact en se tendant les uns vers les autres et en s’entrechoquant. Dans une scène d’exaltation où retentit un rock’n’roll endiablé, des hommes font la course avec des chaises, aimantés par les gesticulations lascives de leurs partenaires. Ces contacts prennent différentes formes et s’achèvent parfois par la solitude, la déception ou la brutalité. À plusieurs reprises, les danseurs se figent pour étreindre un être absent, tenir une main invisible ou enserrer un visage imaginaire. Les hommes ne cessent d’essuyer des rebuffades et sont tournés en dérision par une mégère, efficacement campée par Charlotte Ranson qui répète, narquoise : « Qu’est-ce qu’il a, à rester planté comme une bougie ? ». Le désir est ainsi mis en scène dans ses hésitations et ses échecs : les danseurs glissent lentement vers le public avant de se réfugier en courant au fond de la scène, ou se mettent en ligne pour raconter leurs premières émois amoureux teintés de maladresse ou de déception – dans un réjouissant brouhaha où chaque danseur y va de son histoire personnelle avec une véritable verve comique. Enfin, dans une scène toujours pleine d’humour, un couple ingénu aux yeux brillants d’envie (parfaitement interprété par Lucie Desvignes et Loup Marcault-Derouard) se déshabille l’un devant l’autre sans oser aller jusqu’au bout, tandis qu’une ronde d’observateurs soupire autour d’eux.

Kontakthof à l'Opéra de Paris
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Comme souvent, les tableaux esquissés par Pina Bausch mêlent légèreté et profondeur, humour et effroi. Kontakthof révèle ainsi des situations équivoques. Les femmes tremblantes de désir sont souvent agressées. Les hommes passent de la tendresse maladroite à la brutalité. Les couples s’entredéchirent avec autant d’humour que de perfidie. Un homme effraie sa compagne en brandissant une souris sous son nez, tandis que d’autres se font subir tour à tour de petites tortures aussi mesquines que drolatiques : une femme tord le bras de son conjoint, un autre lui arrache un poil sous l’aisselle, un dernier retire la chaise de sa compagne alors qu’elle s’assoit. La Valse triste de Sibelius, qui ballotte les convives, résonne incroyablement dans Kontakthof, grand ballet des humeurs humaines aux accents mélancoliques, qui tantôt s’égaye, tantôt s’assombrit.

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