Alexandre Kantorow revient pour un second bis. Que peut-il jouer après cet Intermezzo opus 118 n° 2 de Brahms ? Il vient de le chanter mezza voce, dessinant tendrement la polyphonie sinueuse qui mêle le rêve et la nostalgie sur deux lignes fondues et pourtant distinctes sous ses doigts magiques, jusqu'à ce second épisode qu'il ne timbre surtout pas trop afin qu'il ne se hausse pas du col. Le soudain silence du public de la Philharmonie de Paris devient musique. Oui, que peut-il bien choisir, après cette « berceuse de ma douleur » dont parlait Brahms ? Quelle musique peut aller plus loin encore, atteindre le renoncement franciscain à toute chose hors le chant des oiseaux ?
Kantorow tout de noir vêtu, les bras minces et démesurément longs pose ses grandes mains sur le clavier : en quatre accords murmurés faisant pourtant sonner tout le piano, il ouvre l'immensité d'un ciel étoilé. Federico Mompou a ce pouvoir-là. Ce n'est plus du piano, ce sont des cloches qui se parlent dans le lointain... et c'est ainsi que résonnent ce soir les accords de la Chanson et Danse n° 6 du compositeur catalan. Jamais nous n'avions entendu cette pièce ainsi déplorée, s'élevant doucement des vibrations infiniment longues d'un piano amoureusement joué par un musicien qui lui aussi, comme Adam Laloum il y a quelques jours, entend si bien le son avant de le produire qu'il peut ainsi le modeler à l'infini, faire oublier ses marteaux, créer l'illusion d'un clavier dont les touches s'enfonceraient indéfiniment. Cette magie sonore là, de rarissimes pianistes d'hier et d'aujourd'hui en sont les maîtres... et plus rares encore sont ceux qui en font de la musique et pas un bel objet. Comme Arturo Benedetti Michelangeli en son temps, Kantorow prive cette œuvre de la danse libératoire qui s'y enchaîne, nous laissant ainsi sur un accord qui interroge l'avenir. Peut-être à tort.
Le pianiste a-t-il choisi ces deux bis pour couper l'herbe sous le pied des amateurs de poncifs qui le cantonneraient vite dans la catégorie des pianistes à doigts forcément superficiels ? Il n'a pourtant pas à se faire pardonner de jouer le Concerto n° 2 de Tchaïkovski. Il lui a valu de gagner la médaille d'or du Concours qui porte le nom du compositeur russe... mais il a aussi joué le Concerto n° 2 de Brahms à Moscou, d'une façon qui reste dans les annales de la compétition. Et depuis l'impétrant a joué et enregistré les Ballades op. 10 et la Sonate en fa mineur de Brahms, et a abordé bien d'autres œuvres « sérieuses » en public. Mais ce concerto russe est mal aimé, peu joué en public, et guère enregistré sur disque. Quitte à ce qu'il le soit, que ce soit par un tel phénomène (mot à prendre dans son acception première) car il a besoin d'un héros, capable d'en rendre légères les redites, excitantes, stupéfiantes et plus que cela captivantes dans le détail comme dans leurs effets, les cadences virtuosissimes du premier mouvement, les éclats joyeux du finale, d'un modeste qui sache céder son magistère au violon et au violoncelle pour les accompagner dans le mouvement lent, trio étrange en pareille œuvre, mais ce soir bien venu : le concert est donné en hommage au regretté Philippe Aïche, concertmaster plus que violon solo de l'Orchestre de Paris pendant 37 ans, mort à l'automne 2022.
Après l'entracte, la diffusion de son mouvement lent du Concerto de Korngold, enregistré Salle Pleyel, en 2007, avec l'Orchestre de Paris et Christoph Eschenbach, fait revivre quelques trop courtes minutes l’art de Philippe Aïche. Puis vient le programme choisi par les musiciens eux-mêmes pour cet hommage. La Valse triste de Sibelius naissant lentement du silence, hésitante avant de s’affirmer dramatiquement, sans une once de lourdeur ainsi dirigée par Jukka-Pekka Saraste pour commencer. Suivent quatre extraits de West Side Story de Bernstein, dont la toute fin s'éteint comme s’en vont l'un après l’autre les personnages de ce drame. Saraste la dirige de façon aussi poignante qu’il sera à l'aise dans l'éclat de rire de la valse du Chevalier à la rose de Strauss puis dans l’extatique Mort d'Isolde de Wagner. L’orchestre est splendide dans ce programme qui dessine le portrait généreux, malicieux et profond d'un musicien soumis à son art. Et comme Philippe Aïche était aussi chef de l'Orchestre des Lauréats du Conservatoire, une vingtaine de jeunes ont rejoint les « anciens » de l'Orchestre de Paris sur scène. Mémorable.