« C’est Tár ! », chuchote fébrilement une spectatrice au beau milieu du parterre alors que Joana Mallwitz fait son entrée dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Il est vrai qu’avec son long visage blond, ses yeux rieurs et la classe naturelle avec laquelle elle s'avance vers le podium, la cheffe allemande présente une vraie ressemblance avec Cate Blanchett – malgré cela, aucun drame extra-musical ne viendra perturber le concert.
En voyant Mallwitz diriger l’Orchestre de Paris dans le début de la Symphonie « Inachevée » de Schubert, un étrange sentiment subsiste cependant : sommes-nous dans la fiction ou dans la réalité ? Si le résultat sonore est splendide, avec des cordes graves idéalement mystérieuses et des bois (hautbois et clarinette) à l’unisson parfait, les gestes de la cheffe déconcertent tant ils sentent l’Actors Studio. La baguette de Mallwitz fend l’air avec une nervosité caricaturale, sa main gauche souligne exagérément le discret contrechant du cor, et voilà que la cheffe se met à multiplier les manières sur le premier thème chantant des violoncelles, comme pour transformer cette douce mélodie en romance de ténor de charme. Schubert à l’opéra, après tout, pourquoi pas ? Cette vision très théâtrale de l’ouvrage semblera d’ailleurs tout à fait adaptée à la partie centrale orageuse du premier mouvement, conduite avec un formidable sens de la tension dramatique. Le reste du temps, une telle direction perturbera l’écoute plus qu’elle ne la facilitera, les subtils clairs-obscurs de l’écriture schubertienne ressortant bien mieux quand un geste sobre se contente d’en esquisser les contours, laissant les musiciens livrer le reste du dessin.
Changement de décor : voilà qu’on amène un Steinway au centre de la scène pour Igor Levit qui, à son tour, fait une entrée étudiée, parcourant le public de son regard sombre pendant l’introduction de l’orchestre, à la façon d’un chanteur attendant son aria. Plus d’une fois dans le Concerto « Jeunehomme » de Mozart, il accompagnera d’ailleurs d’un large geste de la main gauche une phrase jouée à la main droite, comme pour nourrir ce souffle qu’il est si difficile de figurer sur les touches d’un piano. L’illusion est convaincante car le musicien est particulièrement clair dans ses intentions, aussi bien sur le plan des caractères qu’il incarne que dans sa conduite des lignes mélodiques, chantées avec un souci indéniable du texte. Le mouvement lent restera le sommet de cette première partie, Levit caressant amoureusement le clavier comme pour lui-même, laissant le texte mozartien résonner à l’oreille de chacun dans l’acoustique confortable de la Philharmonie. Les mouvements vifs resteront en revanche moins éloquents, les traits virtuoses un peu survolés et généreusement baignés de pédale ne permettant pas de saisir toutes les finesses de l’ornementation. Levit offre en bis le mouvement lent de la Sonate « Pathétique » de Beethoven, timbre à peine les basses et, face au chant sensible et émouvant qui fleurit du Steinway, on se dit que le musicien est décidément plus à son aise dans les mélodies continues que dans les acrobaties pianistiques.
D’intriguant le concert devient passionnant après l’entracte. Quelle belle idée de programmer la Deuxième Symphonie de Kurt Weill, pièce méconnue du répertoire… français, l’œuvre ayant fait l’objet d’une commande de la princesse de Polignac qui accueillit le compositeur en 1933 près de Paris au moment de sa fuite de l’Allemagne nazie. Créée en 1934 à Amsterdam sous la direction de Bruno Walter, la partition n’a alors pas remporté le succès critique espéré, recueillant dans la presse le qualificatif peu enviable de « Beethoven de guinguette ». Bien que péjoratif, ce surnom est en réalité loin d’être idiot, Weill mariant dans un style surprenant un travail très beethovénien des motifs brefs avec des mélodies qu’on pourrait croire sorties d’une opérette, le tout étant parsemé de tuttis panoramiques très cinématographiques. Dans ce contexte, la direction de Joana Mallwitz fait cette fois-ci merveille : son sens du détail clarifie le discours orchestral et sa gestique habitée offre la caractérisation forte que requièrent les différents thèmes de l’ouvrage. Sous sa baguette, l’Orchestre de Paris – qui jouait pour la première fois cette symphonie – fait un sans-faute, montrant un engagement et un soin qui en disent long sur le travail abouti mené avec la cheffe. Celle-ci sera d’ailleurs très applaudie par les musiciens eux-mêmes au moment des saluts. Ovations méritées également pour Frédéric Mellardi (trompette), Jonathan Reith (trombone) et Éric Picard (violoncelle), tous auteurs de solos aussi justes qu’inspirés.