« Papa Haydn » comme le surnommaient affectueusement ses proches dont Mozart au premier chef, aurait-il reconnu son Isola disabitata, autrement dit son « Île déserte », vendredi à l’Opéra de Clermont-Ferrand ? Le doute est permis. L’ouverture de cette « azione teatrale » (que le compositeur qualifiait modestement d’opérette) ici donnée dans une réduction pour piano, a cédé la place au premier mouvement de la Sonate Hob. XVI/62 en mi bémol majeur du compositeur. Un choix que le pianiste Philippe Cassard, mué en homme-orchestre, assume et justifie par l’impossibilité de traduire pour le clavier cette ouverture. Preuve en est selon lui les tentatives pour le moins peu satisfaisantes dont on dispose.
Les puristes haydniens – qui ne le serait pas en entendant ce trésor d’orfèvrerie et d’imagination de quelque sept minutes qu’est cette fameuse ouverture ? – seront en droit de rester sur leur faim. Non que la sonate jouée en lieu et place ait souffert d’une contre-performance de la part de son interprète, loin s’en faut. Malgré son incontestable pouvoir suggestif, cette « ultime sonate » ne saurait atteindre la puissance évocatrice de la partition originale. Car le trait de génie de son auteur est de nous préparer à tout ce qui va suivre et nourrit le récit de L’Isola : Haydn en fait une peinture, une fresque finement et judicieusement mise en perspective, un trésor d’invention narrative. Chaque tableau qui se dessine tout au long de l’œuvre s’y voit annoncé avec une vivacité et un raffinement quasiment inégalé dans toute la production du compositeur. Ce n’est pas pour rien que Richard Strauss ou encore Rimski-Korsakov en faisaient un précurseur sinon l’initiateur de l’orchestration moderne.
Aventure hasardeuse en conséquence que ce bouleversement esthétique quand on sait que Haydn attachait un soin tout particulier à la dramaturgie instrumentale pour laquelle il excellait. Il estimait que son Isola représentait exemplairement ses ambitions au service d’une théâtralité enfin maîtrisée selon ses vœux. Car la musique occupe incontestablement dans cet opéra une fonction dramatique de premier plan auquel ne saurait prétendre le piano en dépit de tous ses efforts. La suite de la représentation n'est pas venue démentir ce sentiment. Les chanteurs s’y seraient sentis bien seuls si une sobre autant qu’ingénieuse mise en espace de Pierre Thirion-Vallet n’était venue à leur secours. Il s’en faut parfois de peu, de presque rien pour peupler le vide, pour animer l’espace, habiter le désert. Quelques gestes, un regard, suffisent à faire apparaître un sous-bois, une source, un rocher, à raconter un confetti de sable oublié de tous au milieu de l’océan, et surtout à faire exister avec sincérité les protagonistes de ce délicat conte de fée signé Pietro Metastasio.
La musique de Haydn méritait bien ce talent-là. Elle méritait et même appelait la souffrance tout en nuances et inflexions passionnées de la Costanza d’Ania Wozniak, lauréate du 27e Concours de chant de Clermont. L’intelligence dramatique de son mezzo bien équilibré nous vaut un déchirant « Se non piange un infelice ». Il répond à la douleur de Gernando (« Non turbar quand’io mi lagno ») que le ténor tout d’aisance et d’expressivité bien contrôlée de Marco Angioloni s’approprie avec précisément ce qu’il convient de romantisme porté par un phrasé convaincant. Quant à Inès Berlet, elle apporte au personnage de Silvia la clarté timbrique et la séduction d’émission qu'il faut pour incarner cette fragile et tendre créature. Et combien on la comprend de tomber sous le charme d’Enrico ! Florian Bisbrouck déploie les trésors de séduction d’un baryton maîtrisant parfaitement l’art de la déclamation qu’il marie aux subtilités d’intonation d’un rôle hissé ainsi au premier plan. Un dénominateur commun à ce quatuor vocal, qui mérite d’être souligné ? La volonté partagée de glisser sans rupture des récitatifs accompagnés aux arias et de gagner ainsi en fluidité et cohérence du récit.