On ne se rappelle pas avoir entendu à Paris une intégrale des symphonies de Robert Schumann telle que l’Orchestre National de France et son ancien directeur musical, Daniele Gatti, l’ont donnée à l’Auditorium de Radio France. C’est dire si les deux concerts des 26 janvier et 1er février font figure d’événement ! Événement d’abord que ces retrouvailles passionnées – et passionnantes – autour d’un projet fédérateur, entre le futur patron de la Staatskapelle de Dresde et la phalange qu’il dirigea de 2008 à 2016 durant un mandat qui ne fut pas toujours un long fleuve tranquille. Le pari était osé, quand on sait d’expérience que, dans les pays latins, Schumann n’attire pas les foules. L'axiome s'est malheureusement vérifié, malgré le prestige des interprètes : rempli aux deux tiers le 26 janvier, l'Auditorium l'était à moitié seulement ce 1er février. Si les absents auront eu bien tort, ils peuvent heureusement se rattraper en écoutant les deux concerts sur France Musique.
Tous les chefs qui abordent ce répertoire – à commencer par Daniele Gatti qui nous en faisait la confidence mercredi soir – redoutent ces partitions insaisissables, fuyantes, à l’exact opposé du classicisme formel de Beethoven ou des structures polyphoniques confortables de Brahms. Schumann, c’est l’aventure permanente, le changement incessant d’atmosphères, de rythmes, au sein d’un même mouvement, voire d’une phrase. Impossible d’être rectiligne. C’est là qu’on mesure l’extraordinaire réussite de Daniele Gatti, réussite qui eût été impossible sans l’extrême attention, la connivence de tous les musiciens de l’Orchestre National de France. Lorsque le chef milanais pénètre, d’un pas lourd, sur la scène de l’Auditorium le 26 janvier, il cache bien le jeu qu’il va déployer et qui va nous conquérir. Comme Giulini le faisait, dès l’entame de la Première Symphonie, Gatti fascine par la douceur, le fondu des attaques, puis, d’une gestique économe qui passe autant par le regard que par le bras, fait chanter éperdument son orchestre, retenant ici une fin de phrase, ravivant un développement, s’arrêtant parfois presque pour contempler le paysage. Car il s’agit bien ici de l’essence du romantisme allemand, où doivent s’ébrouer toutes les variations de l’âme et du sentiment.
Ce que nous raconte Gatti est prodigieux, il dément la mauvaise légende d’un Schumann piètre orchestrateur. Quand le compositeur saxon, après une décennie quasi exclusivement consacrée au piano, aborde tout à la fois la musique de chambre et le genre symphonique, le modèle le plus évident, le plus proche, est Mendelssohn – c’est d’ailleurs son aîné d’un an qui créera au Gewandhaus de Leipzig ses deux premières symphonies. Mendelssohn et son orchestre fluide, aérien, transparent. C’est exactement l’orchestre qu’on entend ce soir, cohésion et réactivité des cordes, poésie des vents, cuivres sylvestres – la forêt allemande n’est jamais loin.
Après une Première Symphonie joyeuse mais tenue, lyrique mais pas sentimentale, Gatti et le National s’emparaient également le 26 janvier de la Troisième Symphonie, en cinq mouvements, qui sonne si souvent monumentale, solennelle, wagnérienne. Mendelssohn mort en 1847, Robert et Clara Schumann se sont installés à Düsseldorf en 1850, où Robert est vite chahuté comme Generalmusikdirektor, au bord ce Rhin qui le fascine et l’attire – au point qu’il se jettera dans ses eaux glacées un matin de janvier 1854. Initialement, Schumann donne des titres aux mouvements de sa « Rhénane » (Matinée sur le Rhin, La Cathédrale de Cologne) qu’il retirera finalement. Daniele Gatti et l’ONF y font certes entendre les bruits de fêtes populaires, les carillons, les cloches et les orgues, mais y exaltent surtout la puissance légendaire du fleuve inspirateur.
Après ce premier concert bouleversant, une autre équipe (harmonie et même cordes largement renouvelées) faisait face à Daniele Gatti le 1er février, peut-être moins fusionnée, plus individualisée mais d’un jeu collectif tout aussi impressionnant que la première. Mais c’est loin d’être un défaut dans la Deuxième et surtout la Quatrième Symphonie où les solos abondent.
« J’ai composé cette symphonie en décembre 1845 alors que j’étais encore malade. Il me semble qu’on doit s’en rendre compte à l’audition. C’est seulement dans le dernier mouvement que je me sentis renaître », confie Schumann, résumant ainsi la dualité de sa Deuxième Symphonie. On pense à Klemperer lorsque Gatti fait émerger le motif initial confié aux cuivres, mystère et sérénité vite dissipés par une chevauchée fantastique, souvent interrompue. Un deuxième mouvement agité, rythmiquement instable, où la maîtrise impérieuse du chef fait des merveilles notamment dans les deux trios « mendelssohniens ». Lorsque paraît le sublime Adagio espressivo, chef et musiciens maintiennent une tension, une intensité, un allant même qui loin de l’affadir renforcent l’émotion quand on serait tenté d’alanguir le mouvement. Les joies terrestres reprennent le dessus dans la jubilation du finale, où la science du chef se fait de nouveau admirer, qui ne force ni le trait ni les effets, au risque même – c’est peut-être la seule réserve de la soirée – d’atténuer l’impact de la péroraison finale.
À la fois la plus jouée et la plus singulière des quatre, la Quatrième Symphonie (une première version en 1841, remaniée en 1851) vient conclure deux soirées à marquer d'une pierre blanche. « In einem Satz » écrit Schumann pour ces quatre mouvements qui s’enchaînent en une coulée organique, où thèmes et motifs réapparaissent au fil de l’œuvre. Gatti et le National y sont comme poissons dans l’eau, on redécouvre mille détails, on applaudit au suspense magnifique de la transition vers le finale, ce ritenuto beethovénien avant le déferlement conclusif.