Fabio Biondi et son Europa Galante, pour la première fois au Grand Théâtre de Genève, créent assurément l’évènement pour ce Retour d’Ulysse de Monteverdi. Le parti pris ? Revenir à une forme de « sobriété » (dixit Biondi) de l’œuvre où l’orchestration ne serait là que pour porter le chant au cœur du discours musical. Le continuo, qui de l’aveu même du chef occupe dans cette œuvre 80% de l’accompagnement musical, ne tient ici bien souvent qu’à quelques notes disparates à la harpe, à l’orgue, au luth ou au théorbe. Par moment on se surprend même à ne presque plus entendre l’orchestre. Cela permet pourtant une admirable concentration du propos et de l’attention autour du chant, de la scène, du texte et donc des émotions. Melanto susurre son expertise amoureuse à Pénélope sur une harpe leggerissima, lui permettant dans un tempo particulièrement lent d’évoquer les délices de l’amour à bocca chiusa. Lors des retrouvailles du père et du fils à l’acte II, seul l’orgue vient souligner l’intensité de la séquence dans une économie d’effets inégalables, autre moment absolu de musique. Enfin, l’utilisation toute distanciée des sacqueboutes offre à la fin de la première apparition de Neptune un son plus délicieusement ouaté que clinquant.
Pour porter ce projet, il fallait une interprète aguerrie à de tels défis. Elle était toute trouvée en la personne de Sara Mingardo qui parvient, avec évidence et grâce, à nous offrir une Pénélope aux accents éminemment touchants, pathétiques, dignes, déroulant un chant exactement entre déclamation et lyrisme, toujours à égale hauteur du verbe et de la mélodie. Dès l’introduction de l’opéra, dans le premier monologue, Mingardo se présente en parfaite tragédienne. On reste suspendu à ses lèvres. L’Eumée de Mark Milhofer est tout aussi convaincant en berger affable et virgilien. Sa voix équilibrée et lignée ouvre de sublimes espaces comme lorsqu’il reconnait Télémaque, perforant l’espace vide de notes impeccablement tenues mezza voce (« o gran figlio d’Ulisse »). Julieth Lozano (Melanto) et Omar Mancini (Eurimaco) composent un couple de jeunes amoureux aux voix claires idéalement assorties. Mais Mark Padmore convainc moins, dès le prologue de l’Umana fragilità et ensuite en Ulysse. Son vibrato trop marqué met à mal le parti pris essentiellement vocal de Biondi ; on voit trop les ficelles d’un chant composé et maniéré, à l’opposé d’une Pénélope plus organique.
La mise en scène du collectif anversois FC Bergman part d’une très belle idée : celle de lire un temps mythologique à revers de notre contemporanéité. L’idée donne tout d’abord le vertige d’une concordance des temps réussie qui voit se dérouler, au milieu d’un immense hall d’aéroport, la rêverie d’un âge archaïque et d’une action mythologique vieux de plusieurs millénaires sur ces mêmes terres. La chèvre broute son foin paisiblement sur l’actuel escalator, et son berger vient ensuite la déplacer ; Pénélope attend infiniment son Ulysse, épuisée, allongée sur ces rangs de sièges anonymes et froids. Mais une fois les charriots à valises fougueusement coursés pendant le premier duo amoureux de Melanto et Eurimaco, une fois répétés les gags d’une fontaine à eau et du boitier électrique dysfonctionnels pour évoquer Neptune et Jupiter, une fois le tapis à valises ayant exhibé les trophées de guerre d’Ulysse, le décor semble vidé de son sens, et la lecture du début n’opère plus…
Le mythologique laisse place au trivial et à l’anecdotique : on reste perplexe devant la tournure que prend le défilé (façon chippendales) puis le meurtre (façon Scarface) des prétendants par Ulysse, entre mise à distance au troisième ou quatrième degré et parodie, dans un trop-plein d’hémoglobine. Quid enfin du traitement scénique de cette question dramaturgique essentielle, sorte de Seconde surprise de l’amour, qui voit une amoureuse parler et dire à deux reprises à son mari méconnaissable « c’est d’Ulysse disparu que je suis l’épouse » ? Ici, cette renaissance amoureuse passe plutôt à l'as. Au troisième acte, tout ne se passe plus désormais qu’à l’avant-scène, dans une lumière intimiste qui obscurcit délibérément l’aéroport. D’aucuns diront que la mise en scène ne gêne pas la musique ; on y verra davantage le manque d’une dramaturgie fouillée, passée la première idée forte.