Dix ans après la disparition du chorégraphe français Roland Petit, formé à l’école de danse de l’Opéra de Paris, l’institution lui rend hommage dans un programme en trois parties : Le Rendez-Vous, Le Jeune Homme et la Mort et Carmen. Trois tableaux vivaces et colorés, mais aussi trois paraboles sur l’amour et la mort, que relie la même figure : celle de l’homme aux prises avec des amours cruelles et fatales. La soirée est également l’occasion de la réouverture du Palais Garnier pour le Ballet et d’apprécier les qualités d’une nouvelle génération d’interprètes, tels que Marc Moreau, Hugo Marchand ou Hannah O’Neill, qui endossent pour la première fois, pour certains, ces rôles mythiques du répertoire.

Hugo Marchand dans Le Jeune Homme et la Mort
© Ann Ray / Opéra national de Paris

Composé en 1945 dans le Paris de l’après-guerre par Jacques Prévert, Joseph Kosma, Picasso, Brassaï et Roland Petit, Le Rendez-Vous met en scène un Paris pittoresque de cafés, d’un bossu porte-chance, de crieurs de journaux qui battent le pavé sous la lueur enténébrée des lampadaires, et de jeunes gens amoureux qui flânent sur la musette triste d’un accordéon. Un jeune homme, interprété avec romantisme par Marc Moreau, rencontre le Destin qui veut lui ôter la vie. Invoquant un rendez-vous où l’attend l’amour, l’homme parvient à suspendre la sentence mortelle. Soulagé, il se précipite dans la rue où l’attend une jeune femme sublime aux cheveux corbeau, juchée sur de hauts escarpins vernis. Sous le joug de cette apparition, l’homme s’abandonne à son désir, danse aveuglément et, dans un baiser, se fait trancher la gorge d’un coup de rasoir. Distribué dans ce rôle pour la première fois, Marc Moreau danse l’insouciance badine avec un vrai naturel, tandis qu’à ses côtés, Hugo Vigliotti, dans le rôle du bossu porte-chance qui accompagne le jeune homme, montre un vrai sens du rythme dans ses acrobaties peu académiques. Hannah O'Neill, dans le rôle – pompeusement nommé – de La Plus Belle Fille du Monde, représentant l’apparition fatale de la mort, campe un personnage suave mais qui manque néanmoins de dureté.

Laura Hecquet (la Mort), Hugo Marchand (le jeune homme)
© Ann Ray / Opéra national de Paris

Sur un argument de Jean Cocteau, Le Jeune Homme et la Mort prolonge ce dialogue entre l’amour et la mort. De nouveau, la pièce montre un Paris romantique à travers la mansarde d’un artiste en mal d’inspiration, aux prises avec la Mort qui apparaît sous les traits d’une femme tentatrice coulée dans une longue robe jaune. L’allégorie de la Mort révèle de nouveau l’homme égaré face à un désir totalitaire qui l’assujettit, qui le réduit physiquement – dans Le Jeune Homme et la Mort, l’homme s’incline sous la main de la femme gantée de la mort, dans Le Rendez-Vous, il se blottissait aux pieds de la femme aimée et enfouissait sa tête dans ses jupes. Chef-d’œuvre le plus célèbre de Roland Petit, cette chorégraphie de l’homme en lutte est exaltante avec ses cabrioles vertigineuses, ses coups de pieds portés aux chaises et tables et cette rage magnifique qui semble vouloir s’abattre sur les objets et sur le monde. Magistral dans ce rôle, Hugo Marchand donne à voir une interprétation pleine de force et de désespoir, qui est la véritable révélation de la soirée. Sa prestation brillante éclipse presque celle de Laura Hecquet, pourtant très juste dans son incarnation de la Mort en promenant son visage fermé avec dignité et raideur tout au long de la pièce.

Ludmila Pagliero (Carmen), Audric Bezard (Don José)
© Ann Ray / Opéra national de Paris

Mis en introduction, Le Rendez-vous et Le Jeune Homme et la Mort éclairent utilement le parti pris peu commun de la Carmen de Roland Petit, représentée comme une femme folâtre et tyrannique, à rebours de la lecture féministe proposée par les chorégraphes contemporains Mats Ek ou Johan Inger. Carmen, avec sa coupe à la garçonne, ses pas en-dedans sensuels et ses ports-de-bras câlins, rend esclave Don José et exige de lui qu’il tue un homme. Fou de douleur, Don José lui porte un coup fatal, dans un affrontement aux airs de corrida où seul un tambour marque la mesure. Cette simplification de l’intrigue, rendue manichéenne et resserrée autour d’une chorégraphie au style fabuleux – où les tableaux de groupe trépidants et le rythme de la corrida vous échauffent jusqu’au dernier rang – emprunte au cinéma américain. Si Ludmila Pagliero est irréprochable sur le plan technique, on aurait pu attendre de son interprétation un peu plus de séduction et de grâce. Bon partenaire, Audric Bezard, avec sa taille de grand brun élancé, a décidément l’allure parfaite pour faire Don José, ce qu’il complète par un jeu courroucé bien maîtrisé. On peut néanmoins lui reprocher quelques petites erreurs sur le plan technique – malheureusement rendues très apparentes par une chorégraphie à la fois ardue et minimale, où tout se voit.

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