Jouissant d’une grande popularité dès sa création en 1868, Hamlet d’Ambroise Thomas a pourtant vu décroître sensiblement l’intérêt d’un public qui, le XXe siècle avançant, ne goûtait plus guère à ce classique du grand opéra à la française. Cinq ans seulement après une nouvelle production acclamée à l’Opéra Comique (et reprise il y a un an), l’Opéra de Paris met les petits plats dans les grands en appelant à la mise en scène Krzysztof Warlikowski, nom bien connu mais clivant : entre l’Iphigénie en maison de retraite avec laquelle il fut programmé pour la première fois à Garnier (en 2006) et sa transposition de Lady Macbeth dans un abattoir (en 2019), Warlikowski n’a pas pris pour habitude de laisser indifférent…
Encore une fois, le metteur en scène polonais tape fort d’emblée – sans surprise, mais efficacement – puisqu’il place la cour d’Elseneur dans un asile des années 1940. Du lever au baisser de rideau, cet hospice est le lieu d’une vaste mise en abyme, dans laquelle le véritable théâtre n’est pas tant celui perçu par les spectateurs que celui des projections psychiques de Hamlet – auxquelles Warlikowski donne toutes les apparences de la réalité. Le deuxième grand coup porté par le metteur en scène apparaît avant l’acte II lorsque la mention « Vingt ans plus tôt » projetée sur le rideau indique le flashback dans lequel se situera l’action jusqu’à la fin du quatrième acte.
Dès lors, le contenu du livret est conservé mais la narration classique est renversée : ce n’est plus le premier acte qui entraîne les suivants, mais bien l’inverse. Toute l’interprétation de l’œuvre originale change : ce sont le meurtre du père et le remariage précoce de la mère qui ont poussé le fils dans une folie vengeresse qui l’a conduit dans un asile où il vit depuis vingt ans, obsédé par le souvenir des actes I et V. La boucle de cette mise en scène est bouclée dans un dernier acte qui, en reproduisant l’exacte scénographie du premier, fait prendre conscience à Hamlet des obsessions qui le tourmentent depuis vingt ans : le mariage de sa mère et de son oncle (acte I), ainsi que l’enterrement d’Ophélie (acte V).
Sans révolutionner l’exégèse shakespearienne, le metteur en scène développe ainsi une lecture psychanalytique tout en symboles, entre aliénation et complexe d’Œdipe, à la fois drôle et touchante, qui laisse au spectateur la liberté de choisir son propre niveau de lecture. C’est déstabilisant, car on doit accepter de plonger dans les affres sinueuses de l’âme humaine, mais in fine tellement riche que l’on oublie vite les rares résistances de la partition ou du livret. Il faut dire que l’intrication narrative de Warlikowski est rendue d’autant plus lisible par les décors de sa fidèle Małgorzata Szczęśniak qui, conjugués au jeu des couleurs et des costumes, orientent intelligemment le regard du spectateur.
Pourtant, cette mise en scène ne serait qu’un mauvais imbroglio si elle n’était pas aussi admirablement incarnée, par une distribution qui développe tant de qualités qu’il serait franchement ridicule de souligner ses rares et insignifiants défauts. Ludovic Tézier dans le rôle-titre fait montre d’un jeu d’acteur aussi juste que profond, déploie un timbre d’airain qui assoit les convictions de son personnage, et soumet entièrement sa ligne de chant aux nécessités dramatiques de la mise en scène. On manque de superlatifs devant une telle performance !
Pour lui donner la réplique, l’Ophélie de Lisette Oropesa est un véritable caméléon, capable d’ajuster sa puissance vocale pour se faire tantôt dramatique tantôt colorature, sans rien sacrifier ni au lyrisme ni à la diction. C’est avec une clarté cristalline – qui semble presque s’évaporer – que la soprano s’empare de ses ingrates vocalises au quatrième acte, et porte le suicide de son personnage à un degré de poésie rarement atteint. Royal également, tant par son statut que par sa valeur, le couple formé par la Gertrude d’Ève-Maud Hubeaux et par le Claudius de Jean Teitgen : tous deux font preuve de qualités vocales et scéniques irréprochables, complétant idéalement le quatuor principal. Si ce n’est le Spectre du Roi campé par un Clive Bayley peu sûr de ses moyens et en déficit d’autorité, le reste de la distribution est aussi de haute volée.
Pleinement au service de la scène, la direction de Pierre Dumoussaud est admirable du début à la fin et, malgré un pupitre de trombones trop approximatif, l’Orchestre de l’Opéra finit de sceller la belle alchimie de cette production. Au-delà des huées et ovations finales, s’il y a une certitude pour le spectateur au sortir de cette soirée, c’est bien d’avoir assisté à un grand moment de théâtre.