Le programme a beau être sous-titré « Tradition et innovation », l'Orchestre philharmonique de Rotterdam ne s’aventure guère du côté de la modernité pour son concert au Théâtre des Champs-Élysées. Avec une volonté affichée de cohérence – la pièce de Jörg Widmann qui ouvre le concert regorge d’allusions à Beethoven, tout comme la Symphonie n° 1 de Brahms qui clôture la soirée, et le Concerto pour violon de Dvořak s’inscrit à son tour dans l’héritage du compositeur allemand –, l’orchestre semble vouloir mettre en avant ses qualités d’homogénéité de son, de legato et de phrasé. Il n’y parviendra jamais mieux que dans un Brahms grandiose, porté par un Lahav Shani en transe…

Lahav Shani
© Marco Borggreve

Mais le concert s’ouvre d’abord avec une courte pièce de Widmann, Con Brio, visiblement parodique. Si l’œuvre est truffée de citations de Beethoven, il ne s’agit pas non plus d’un pastiche : avec force ruptures (les coups de semonce des percussions), effets de timbre (des bruits de bouche des vents aux glissades des cordes) et rythmes percussifs qui lui sont chers, le compositeur semble vouloir déconstruire le propos du maître, le mettre en perspective, voire le tourner en dérision. Si la direction de Shani, nette et claire, souligne bien les lignes de faille de la partition, elle ne parvient malheureusement pas à la doter d’un sens global ; et l’on demeure un peu perplexe, alors que les intentions de Widmann sont d’ordinaire moins énigmatiques…

De Widmann à Dvořák, c’est donc le jour et la nuit ! Hilary Hahn, au violon, impose des lignes limpides, un découpage net des phrasés et surtout, une cohérence rythmique incontestable – qu’elle essaie de transmettre au chef en se montrant particulièrement communicative. Malheureusement, la direction de Shani, pourtant attentive et précise, ne suffit visiblement pas à entraîner l’orchestre dans le tempo de la soliste… Dès l’Allegro ma non troppo, c’est donc bien celle-ci qui impressionne : octaves impeccables, arpèges rayonnants, et bien sûr legato inimitable, Hilary Hahn n’a rien perdu de sa maîtrise technique quasiment surnaturelle. Choisissant de concentrer le son sur très peu d’archet, elle obtient en retour un timbre incroyablement puissant qui offre de la brillance malgré l’acoustique peu flatteuse de la salle. Son Adagio ma non troppo frappe par une grande économie de moyens, qui ne l’empêche pas d’obtenir des progressions dynamiques particulièrement intenses ; son finale par son panache inimitable. Chez elle, chaque note est vibrée, aucun son n’est laissé au hasard, chaque bribe de mélodie populaire ressort avec la clarté de l’évidence. Comment bouder son plaisir face à pareil spectacle ? Le public redoublera encore d’applaudissements après trois bis, des extraits des Sonates et Partitas de Bach que Hilary Hahn interprète à sa façon, soutenue et vibrée – nul autre qu’elle ne pourrait se le permettre.

Hilary Hahn
© Dana van Leeuwen / Decca

Un peu décevant dans Dvořák, l’orchestre parvient à revenir au premier plan dans une Symphonie n° 1 de Brahms transformée en un vaste souffle spectaculaire par Lahav Shani, qui se révèle plus explosif dans cette partition que dans le reste du programme. La continuité de la phrase semble être la préoccupation première du chef, et ce tout au long de l’œuvre : avec une gestuelle très souple et expressive, il évite toute rupture dans le discours et propose des montées en puissances particulièrement organiques. Dans les tuttis, les bois forment une masse au son rond dans laquelle les cordes se fondent sans difficulté. Avec un timbre global aussi homogène, l’orchestre parvient à donner au premier mouvement un aspect titanesque, spectaculaire sans être explosif. Si quelques imperfections persistent chez les vents – certaines phrases de l’Andante sostenuto sont un peu criardes, la justesse de certains accords des bois demeure imparfaite –, à l’inverse, bon nombre de solos sont vraiment réussis, notamment les interventions de la clarinette, incroyablement engagée, dans le troisième mouvement par exemple. Mais ce n’est que peu de chose comparé à la puissance narrative et à la noblesse du finale, qui semble construit tout d’un bloc, en une longue phrase inextinguible et grandiose. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien la direction de Lahav Shani, tout en rondeur et en souplesse, qui est responsable de cette incroyable cohérence. Après pareille prouesse, on ne peut que rêver de le réentendre – par chance, Brahms a composé trois autres symphonies !

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