Le spectacle démarre très progressivement, les douze danseurs au sol s’éveillent lentement. Les bras, les jambes se découpent dans l’obscurité et semblent essayer de se détacher du sol. Dès les premiers instants, la gravité est le moteur du mouvement. Comment se détacher du sol ? Comment s’élever malgré la gravité ? Telles sont les questions qui semblent mener le travail d'Angelin Preljocaj avec ses danseurs, dans sa création de 2018 présentée ce week-end sur la Scène Nationale des Gémeaux. Mais si la question de la gravité est maîtrisée, dans la technique et la réflexion, toutes les séquences dansées successives n’auront pas la même profondeur et plusieurs passages paraîtront un peu longs.

Gravité d'Angelin Preljocaj
© Jean-Claude Carbonne

Le chorégraphe choisit de montrer la danse à l’état brut : il n’y a pas de décors, la seule installation scénique réside dans une lumière projetée à plusieurs instants en fond de scène. Les pendrillons noirs encadrent les entrées et sorties des artistes de manière simple. Quant aux costumes moulants noirs ou blancs, ils mettent en valeur les lignes des danseurs et leurs muscles saillants : c’est avant tout par le corps, l’effort et le souffle que la gravité est visible. Ce choix de l'austérité peut être discutable – quelques décors ou accessoires scéniques auraient pu apporter un surplus de variété dans le traitement du thème.

Dans un premier temps, la gravité est explorée dans la lenteur : une danseuse évolue sur une jambe, exécutant développés, attitudes, promenades. Ces mouvements dessinés tel un « slow motion » mettent à l’épreuve l’équilibre, la répartition du poids du corps : ces éléments centraux dans la maîtrise de la technique de danse. Après plusieurs tableaux plutôt lents et contemplatifs dans une énergie calme et une ambiance nébuleuse qui commence à nous paraître longue, le rythme s’éveille et la chorégraphie se fait plus vive, la danse plus animée.

Gravité d'Angelin Preljocaj
© Jean-Claude Carbonne

C’est dans les tableaux les plus dynamiques que la chorégraphie prend son sens. Les quatuors composés de deux couples homme-femme sont particulièrement réussis. Les partenaires se font tourbillonner, mettant véritablement au défi la gravité : les danseuses s’élancent vers les airs, atterrissent ou rebondissent. Les bras sont fluides, les corps souples, les lignes graphiques, bref : Preljocaj se révèle le maître des duos et des portés, qui rappellent tantôt l’aspect géométrique de duos balanchiniens, tantôt la grâce des duos créés par Jiří Kylián.

Un moment chorégraphique inoubliable suspend le spectacle véritablement hors du temps sur le Boléro de Ravel. Cette séquence dansée est si réussie et aboutie qu’elle constitue un spectacle en elle-même – en comparaison, d’autres tableaux paraîtront bien fades et presque insignifiants ! Sur la mythique musique rythmée qui a notamment inspiré Maurice Béjart, Preljocaj réunit ses douze danseurs en cercle. Tous connectés par les regards, les mains, les corps, les artistes bougent ensemble, répartissant leur poids les uns sur les autres. La gradation du mouvement est superbe : le cercle s’élargit, les danseuses entrent dans le cercle, en ressortent, les mouvements sont de plus en plus larges et spacieux. La chorégraphie prend de l’ampleur et l’expressivité se déploie. Cette danse de groupe requiert une symbiose de la part des douze danseurs qui se révèlent complètement lors de cette séquence.

Le Boléro d'Angelin Preljocaj
© Jean-Claude Carbonne

Si la scène du Boléro et d’autres duos sont donc réussis et marquants, on regrette que les séquences soient inégales ; la production aurait sans doute pu se resserrer davantage autour des morceaux les plus originaux, imprégnés de l’âme du chorégraphe. On croit d'ailleurs le spectacle terminé après les dernières notes du Boléro, qui suscitent logiquement des applaudissements chaleureux et mérités... Mais Preljocaj a choisi de quitter cette atmosphère vive et tendue pour nous replonger dans l’ambiance nébuleuse du début. Les corps se mettent au ralenti, les danseurs s’accompagnent dans la diminution des gestes et s’allongent : le cycle est achevé.

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