Près de deux siècles après sa création, Giselle embrase toujours l’Opéra de Paris. C’est peut-être l’universalité de l’intrigue, la trahison amoureuse au premier acte, le pardon accordant la rédemption au second, qui attire encore une foule en quête de catharsis. C’est aussi la magie blanche de l’acte II qui opère, avec ses Wilis fantomatiques, hantant un cimetière en ruines la nuit venue. Le succès vient avant tout des interprètes, qui insufflent à ce grand classique la modernité qu’il faut. Dorothée Gilbert, Hugo Marchand et Valentine Colasante, des héros bien de leur temps accompagnés d’un corps de ballet investi, permettent à un ballet emblématique du romantisme de traverser les âges pour captiver un public hétéroclite. 

Dorothée Gilbert (Giselle) et Hugo Marchand (Albrecht)
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Bien sûr, le premier acte a ses faiblesses : quelques longueurs, une pantomime parfois absconse. Après tout, le ticket vers l’au-delà du deuxième acte se mérite et une partie de l’intrigue se noue dans le monde « réel », bien que lui aussi fantasmé. Albrecht y promet amour éternel et mariage à la jeune paysanne Giselle mais Hilarion, le prétendant éconduit, révèle le parjure en exposant la souche aristocratique d’Albrecht et la fiancée à laquelle il est déjà promis. Le choc émotionnel provoque une crise de folie fatale chez Giselle. C’est la femme qui est trompée et c’est elle, fragile et sentimentale, qui en meurt, sous les traits à peine masqués de l’hystérie. Sa mère l’a pourtant avertie : danser, céder aux élans du cœur, la condamnera à une fin tragique. 

Dès son entrée en scène, la Giselle de Dorothée Gilbert exhale la fraîcheur solaire d'une héroïne de Pagnol. Elle a des airs (feints ?) de vierge effarouchée quand elle effleure Albrecht. L’instant d’après, c’est le regard malicieux et les mimiques facétieuses de la « reine des vendanges » qui s'imposent. La fameuse scène de la folie, qu'elle joue à demi-échevelée, est juste, sans outrance. Pour lui donner la réplique, Hugo Marchand propose autre chose que le numéro du bellâtre : une danse habitée, un brin torturée. Albrecht, un gars de la haute qui se travestit en sujet du peuple pour se divertir dans la rieuse paysannerie, est classiquement le sale type de l’histoire. Il drague Giselle alors qu'il est promis à une autre de son rang, là-haut, dans le château qui surplombe la vallée. Dans l'interprétation d'Hugo Marchand, on croit entrevoir la langueur douloureuse de Siegfried du Lac des cygnes, ce noble cherchant à échapper au corset de sa condition sociale. On est saisi d’un doute : cet Albrecht n’est-il pas sincère dans sa démarche amoureuse ? Et à travers Giselle, ne chercherait-il pas à fuir la cour ?

Dorothée Gilbert (Giselle) et Hugo Marchand (Albrecht)
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

L'acte II vient renforcer la suspicion. Une croix éclairée par un pâle clair de lune dans les bois, des nappes de brume montant des profondeurs de la terre : c'est dans ce décor fantasmagorique qu'Albrecht, drapé d’une cape noire, dépose un bouquet de lys sur la sépulture de Giselle. Hugo Marchand a ici l'allure d'un poète maudit et repenti. Plus tard, avec ses innombrables entrechats six, il démontre en plus sa virtuosité technique. Le spectacle des Wilis, spectres de jeunes filles vengeresses formant des nuées de longs tutus blancs, fascine. La danse se fait immatérielle : les pointes piétinent, les arabesques se déploient, élégiaques, vers l’infini, les bras s’arrondissent en couronnes moelleuses, les grands jetés s’élancent jusqu’aux arbres dénudés. Métamorphosée, Dorothée Gilbert devient une icône romantique, adoptant les poses typiques des lithographies d’antan. Dans les pas de deux, les corps se frôlent sans se faire face. Les Wilis ne parviennent pas à achever Albrecht, protégé par le fantôme de Giselle, devenue allégorie du pardon. En reine des Wilis, la danse terrienne, presque brutale de Valentine Colasante, met en lumière la richesse de la représentation de la féminité dans Giselle. Les femmes n'y sont pas toutes des esprits évanescents et doucereux. Elles sont aussi des tueuses, qui chassent en meute l'homme s'aventurant sur leurs terres. À cette aune, l’acte II offre un grand moment de sororité. De Giselle, les hommes sont d’ailleurs soit absents soit médiocres. Les femmes, elles, passent à la postérité, unies dans l'au-delà.

Valentine Colasante (Myrtha)
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Lors de la première en 1841, un critique relatait : « le feu est à la location des loges de Giselle, les sapeurs-pompiers du monde n’y pourraient rien ». La série 2022 sera jouée à guichet complet. La soif de fantastique est insatiable, le « mal du siècle » romantique n’est au fond pas si éloigné de celui du XXIe

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