Quel plaisir d’applaudir l’English National Ballet dans cette version de Giselle chorégraphiée par Akram Khan en 2016 pour la compagnie anglaise ! Pour la première de cette production à Paris au Théâtre des Champs-Élysées, les balletomanes réunis au grand complet ont réservé un accueil très chaleureux au ballet mené par sa directrice artistique Tamara Rojo, sublime Giselle aussi souple qu’expressive. L’étoile espagnole a choisi de faire ses adieux à la scène dans ce ballet et quitte également l’English National Ballet après dix ans à sa tête. Il faudra désormais regarder du côté du San Francisco Ballet pour suivre sa carrière, Tamara Rojo ayant signé pour la direction artistique de la compagnie californienne.
Akram Khan adapte Giselle dans un univers contemporain : la jeune femme fait partie d’une communauté de travailleurs migrants, les Bannis, massés derrière un mur après la fermeture de leur usine de textile. C’est dans ce contexte que le riche Albrecht, amoureux de Giselle, vient lui rendre visite au premier acte. Si le décor est sombre et les costumes des Bannis misérables, la danse de Giselle et Albrecht (Tamara Rojo et Isaac Hernández) est solaire : les danseurs étoiles irradient dans leurs duos. Leurs pas de deux liés, souples et virtuoses sont enlevés et aériens. La chorégraphie d’Akram Khan mêle mouvements classiques sur pointes, gestuelle contemporaine (par l’énergie qui prend sa source dans le sol), et mouvements de bras de danse indienne. Un style inimitable dont s’empare à merveille l’English National Ballet.
Ôtant toute superficialité et innocence à la Giselle romantique du XIXe siècle, Akram Khan se concentre sur la noirceur de l’histoire. Ainsi lorsque les Nantis arrivent sur scène et que le père de Bathilde, la fiancée d’Albrecht, force Albrecht à retourner dans leur monde, Giselle meurt de chagrin, dans l’indifférence totale des riches propriétaires de l’usine. Le mur, élément central du décor, couvert des traces de main des Bannis, fixe un cadre austère et plonge le spectacle dans une terrible réalité contemporaine.
Le premier acte est un concentré d’énergie et de chorégraphies de groupes très belles : on retient cet instant où tout le corps de ballet enchevêtré se recroqueville autour de la fine silhouette de Giselle et forme des vagues humaines. La première partie est très réussie car l’équilibre entre scènes de groupe, duos, solos est bien répartie. Le deuxième acte est moins marquant : le ballet des Willis, armées de leurs grands bâtons, qui frappent le sol depuis leurs pointes, manque d’originalité et comporte quelques longueurs. Le seul regret du spectacle porte sur l’arrangement musical qui oscille entre bruissements trop sonores subitement remplacés par des interventions lyriques d’instruments à cordes. Devant une opération de modernisation aussi peu réussie, on se dit que la bande sonore aurait pu aussi bien se contenter d’extraits de la partition originale.
Dans les rôles principaux, Isaac Hernández et Tamara Rojo sont quant à eux toujours remarquables, incarnant au-delà de la vie et la mort la passion amoureuse. Tamara Rojo est époustouflante : toujours au sommet techniquement, elle a le don de partager ses émotions et de déployer une large palette d'expressions. L'étoile a bien mérité de partir pour d'autres cieux : elle nous laisse tant de souvenirs marquants de ses interprétations charismatiques sur les scènes parisiennes !