Après une journée riche en visiteurs à l’abbaye d’Ambronay, on est un peu surpris de voir l’abbatiale remplie aux trois quarts seulement : Sollazzo Ensemble n’est peut-être pas aussi vendeur que Les Arts Florissants ou encore René Jacobs, à l’affiche des deux premières soirées. Pourtant, les bâtiments fourmillent de curieux, venus pour un concert de percussions corporelles le matin ou une visite ponctuée de performances musicales in situ l’après-midi. Les chanceux ont même pu assister à un bout de répétition dans un coin de l’église…

Sollazzo Ensemble
© Bertrand Pichène

Il faut dire que le projet de Sollazzo est, de prime abord, un peu ardu pour le néophyte : l’objectif défendu par sa cheffe (et vièliste), Anna Danilevskaia, est de réfléchir à l’intemporalité des émotions exprimées par la musique du Moyen Âge. Mais il faut avouer que le contrat est rempli : le travail harmonique et mélodique comme l’orchestration ont beau sembler étrangers à nos oreilles modernes, on se laisse prendre par l’énergie des musiciens – ils sont une vingtaine sur scène, un petit orchestre et un chœur de huit chanteurs. Ceux-ci transmettent avec l’enthousiasme ce qu’ils ne peuvent faire passer par la langue – quel dommage que les textes ne figurent pas dans le programme de salle !

Le spectacle est découpé en cinq cycles thématiques, qui doivent permettre au spectateur d’expérimenter autant d’émotions différentes : « Pouvoir et politique », « Extase et foi », « Amour et obsession », « Chasse et jeux », « Morale et valeurs ». L’entrée en matière est un peu difficile : l’acoustique de l’abbatiale est particulièrement généreuse et rend très difficile la distinction des différents timbres, notamment instrumentaux, au-delà des tout premiers rangs. Après un double chœur aérien et sobre de Johannes Tapissier, qui laisse indifférent, les chanteurs entrent dans un registre plus théâtral avec Matteo da Perugia, puis Johannes Ciconia. Si l’on perd tout d’abord en justesse dans les passages quasi parlés, et en clarté lors des mouvements scéniques, on comprend aussi que l’ardeur théâtrale des Sollazzo est leur atout : c’est elle qui facilitera le passage dans leur univers médiéval et onirique, donnera du relief à leur travail sur les appuis syncopés ou les jeux de questions-réponses de l’écriture. Pour cette raison, le cycle « Extase et foi » n’est pas le plus convaincant : malgré un travail de placement intéressant et une justesse impeccable, l’ensemble sonne très monolithique et n’instille pas assez de relief pour retenir l’attention du spectateur.

C’est en fait lorsqu’on sort de cette atmosphère de méditation religieuse que l’on est véritablement happé : même si son sujet est biblique, le Magdalena degna da laudare (anonyme) entraîne le spectateur dans un dialogue plein d’esprit, assuré par les chanteurs solistes et la vièle ; le Kyrie « Rondelio » qui suit (anonyme également) dérive d’une danse et évoque bien davantage la fête que la prière, avec ses deux chœurs qui se répondent comme par défi.

Les cycles « Amour et obsession » et « Chasse et jeux » sont toutefois les plus séduisants. Très incarné, le texte des pièces de Guiraut de Bornelh et Johannes de Florentia est raconté par les solistes, le téléphone à la main comme pour figurer ce « fil à la patte » des souffrances de l’amour évoqué par Bornelh. Plus festif, le Creata fusti o vergine Maria de Landini est d’une virtuosité consommée, tout en échos, vocalises rapides et interventions espiègles de vièle. Les pièces de Vincenzo da Rimini et de Pierre de Moulins continuent dans cette même veine : la multiplicité des voix du texte est figurée par celles des chanteurs (l’incroyable Victor Sordo, en particulier, éblouit par son aisance) et des instrumentistes (psaltérion virevoltant de Franziska Fleischanderl). Le dernier cycle, « Morale et valeurs », commence en demi-teinte : si la virtuosité de Carine Tinney force l’admiration lorsqu’elle dépeint la jalousie vengeresse chez Paolo da Firenze, sa voix y perd en richesse du timbre et en sens de la narration – talent incomparable dont elle a fait preuve pendant tout le concert. Mais il se conclut en fanfare : un Benedicamus anonyme passionnant – dans le cadre magique de l’abbatiale, on serait presque saisi de ferveur religieuse – qui unit les quatre voix de femmes, par moments renforcées par celles des hommes, et l’orchestre en un vertigineux enchaînement de rythmes dansants et d’audaces harmoniques inhabituelles pour nos oreilles du XXIème siècle. De quoi ouvrir la porte de la musique ancienne, on l’espère, à de nombreux spectateurs qui repartiront en ayant soif de découvertes !

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