Qu’il est loin, le temps où Paul Agnew ne faisait figure que de dauphin de William Christie, pape et fondateur des Arts Florissants ! Aujourd’hui codirecteur musical de l’ensemble, le ténor et chef britannique défend une vision du répertoire baroque à la fois exigeante et inclusive, entre érudition et spontanéité, qui s’inscrit parfaitement dans la programmation accessible, mais réfléchie du Festival d’Ambronay, dont l’ambiance est particulièrement détendue en ce premier week-end, l’abbatiale étant prise d’assaut par les visiteurs à l’occasion des Journées du Patrimoine.
Entre visites guidées des bâtiments, parcours sonores et concerts d’ensembles amateurs, les Arts Florissants proposent deux programmes et deux effectifs qui donnent à voir deux facettes de leur personnalité : l’après-midi, l’atmosphère intimiste des madrigaux de Schütz à cinq et huit voix ; et le soir, quatre cantates de Bach plus spectaculaires, avec huit chanteurs et un petit orchestre.
Au début de chaque concert, Paul Agnew prend la parole pour délivrer quelques clés d’écoute simples et claires, qui replacent l’œuvre dans son contexte. L’après-midi, les huit chanteurs introduisent Heinrich Schütz avec deux compositeurs vénitiens, pour illustrer l’influence de cette école sur le jeune musicien : son maître, Giovanni Gabrieli, et Claudio Monteverdi, dont il croisera la route. Chez Gabrieli, ils font ressortir une écriture foisonnante, où deux chœurs à quatre voix se répondent, se cherchent, en un jeu d’échos vif et audacieux. Chez Monteverdi, ce sont plutôt les qualités chambristes des chanteurs qui apparaissent – qualités qui sont déjà celles qui ont fait le succès des cycles Monteverdi et Gesualdo de l’ensemble, menés par Paul Agnew avec certains d’entre eux : vivacité des prises de parole, communication et justesse parfaites, nuances affirmées. Qualités qui seront développées dans les dix-huit madrigaux de Schütz, pour la plupart à cinq voix (tantôt 3 femmes, tantôt 3 hommes) : outre l’agilité remarquable et la diction nette de chacun des chanteurs, ce qui frappe avant tout est leur sens de l’échange et leur impeccable coordination dans les progressions dynamiques. Les crescendo exacerbés, dans le temps comme dans l’amplitude, permettent de préserver des moments suspendus de délicatesse absolue (Cosi morir debb’io) comme de surprendre avec de véritables explosions d’énergie (Tornate, o cari baci). Un savant jeu d’accents et d’appuis permet de souligner la complexité harmonique de certains madrigaux (D’orrida selce alpina) qui semble figurer les tourments de l’âme saisie par la passion amoureuse. Mais les timbres individuels des chanteurs sont tout de même pour beaucoup dans la clarté du propos : la basse puissante et chaude d’Edward Grint enrichit l’harmonie de chaque accord, le timbre clair de Paul Agnew sait faire ressortir les éléments-clés de chaque motif, le mezzo velouté de Mathilde Ortscheidt est un véritable caméléon, qui se mélange aux voix d’hommes pour créer la confusion dans l’oreille du spectateur. Enfin, Hannah Morrison et Natasha Schnur parviennent à rester dans une pureté parfaite d’un bout à l’autre du cycle – la première parfois un peu en retrait pour laisser de l’espace à la seconde, dont les aigus conservent quelques fragilités.
Le mariage entre individus et collectif est tout aussi réussi dans les Cantates de Bach que l’ensemble présente le soir. Dans les quatre œuvres choisies par Paul Agnew, qui datent de la période où le compositeur s’installe à Weimar, une place importante est accordée aux instruments solistes qui dialoguent avec la voix, comme la flûte habitée d’Anaïs Ramage et le violoncelle très expressif de Magdalena Probe (Himmelskönig, sei willkommen), ou encore le hautbois lyrique de Neven Lesage (Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen). Mais l’orchestre sait aussi se faire compact et monolithique, par exemple pour mieux construire la tension avec des pizzicati secs et des notes piquées d’orgue dans le récitatif de basse de Nun komm, der Heiden Heiland. De même, la masse du chœur (huit chanteurs seulement, dont les quatre solistes) apparaît parfois monumentale et solennelle (comme dans l’ouverture de la quatrième cantate) mais peut aussi se briser en autant de timbres individuels – comme pour mieux accentuer le caractère lancinant et répétitif du chœur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen. Du côté des solistes, on retiendra surtout la basse d’Edward Grint, décidément en grande forme, tantôt impressionnant de gravité (Himmelskönig, sei willkommen), tantôt de tendresse et de douceur (Nun komm, der Heiden Heiland) et le contre-ténor de Maarten Engeltjes, ancien lauréat du Jardin des Voix, saisissant de douleur contenue et d’habileté narrative dans Wiederstehe doch der Sünde. Mais chacune des interventions possède cette même ardeur dans le récit qui permet d’accrocher l’oreille du spectateur. Fidèles à leurs habitudes, les Arts Florissants rendent vibrante et vivante une musique sacrée vieille de plus de trois siècles aux oreilles d’un public de profanes – à tous les sens du terme. Après les cantates de jeunesse l’an dernier et celles de Weimar cette année, on brûle d’impatience de connaître la suite !