Composée à New York et dansée pour la première fois à Bruxelles en 1982, Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich est la première chorégraphie d’envergure composée par Anne Teresa de Keersmaeker. Utilisant des partitions minimalistes de Steve Reich comme tissu chorégraphique, Fase pose les principes fondateurs qui marquent l’ensemble de la composition artistique de la chorégraphe flamande et qui lui ont gagné une renommée internationale. Formée de quatre tableaux interprétés par deux danseuses – dont Anne Teresa de Keersmaeker elle-même dans la version d’origine – Fase transpose le minimalisme et le sérialisme de la musique dans la chorégraphie : n’illustrant pas la partition de Reich, mais rendant visible son graphisme. Cette œuvre de génie, probablement la plus intéressante de son répertoire sur le plan théorique, est également une performance sur le fil, exigeant de ses interprètes une prouesse de concentration et de précision. Ce soir à l'Espace Pierre Cardin, le duo formé par Soa Ratsifandrihana et Laura Bachman, incroyablement synchrone, est à la hauteur de l’enjeu.
Un écran noir annonce Piano Phase, le titre du premier mouvement. Deux danseuses côte à côte en fond de scène, vêtues de simples robes amples mauves, tournent sur leur propre axe, tranchant l’espace d’un geste net du bras à chaque demi-tour. Leur mouvement, répétitif et parfaitement synchrone, qui évoque celui d’un pendule pour son côté hypnotique ou celui d’un métronome pour sa précision rythmique, s’agrémente peu à peu de nouveaux motifs. Ces modulations et superpositions développent la phrase chorégraphique initiale, provoquant désynchronisations et resynchronisations, en miroir des phrases jouées par le piano. Les deux ombres des danseuses, génialement mises en mouvement par un jeu de lumière, s’entrecroisent pour former une seule entité et révéler la précision implacable de leur mouvement tantôt jumeau, tantôt décalé.
La chorégraphie, aussi brillante que rationnelle, donne également à voir le graphisme du morceau de Reich : les lignes musicales se retrouvent dans les mouvements parallèles des bras, les motifs cycliques trouvent leur écho dans les déplacements en cercles des danseuses (en forme de rosaces, qui donnera son nom à la compagnie de de Keersmaeker « Rosas »). Reflétant le crescendo de la partition, les danseuses progressent de l’arrière-scène au milieu de scène et jusqu’à l’avant-scène, la lumière exposant leurs corps de plus en plus crûment. Méthodiques, imperturbables, Soa Ratsifandrihana et Laura Bachman réalisent une performance sans faille, corps en mouvement dont la mécanique neutre est au service de la chorégraphie, visages ne laissant transparaître aucune émotion.
Le deuxième tableau Come out est la répétition en boucle d’une bribe de phrase (« come out to show them ») par une voix atone. Les danseuses sont assises sur des tabourets et deux lampes orangées flottent au-dessus de leur tête. Gesticulant au rythme haché de la voix, elles exécutent une séquence de gestes qui va progressivement se moduler : pivotant sur leurs tabourets en décalé, décrivant des mouvements de bustes répétitifs parfois à l’unisson, parfois en différé, l'une comme l'autre réglée à la perfection sur la cadence de sa partenaire.
Une seule danseuse entre en scène sur Violin Phase, reprise d’un solo composé dès 1980 qui démarre dans la quasi-pénombre. La scène s’éclaire petit à petit, laissant apparaître un puits de lumière qui s’élargit progressivement en un cercle lumineux avant d’embrasser la largeur de la scène dans une luminosité aveuglante – miroir à nouveau du crescendo musical. Le champ des déplacements de la danseuse s’accroît proportionnellement, d’abord concentré dans un mouvement sur place, puis tourbillonnant dans le halo du cercle. D’une danseuse unique, on distingue bientôt une puis deux nouvelles silhouettes, jeu d’ombres qui démultiplie la vision dans un phénomène d’écho et d’amplification et transforme ce solo en un éblouissant duo ou trio. Dans le rôle autrefois dansé par Anne Teresa de Keersmaeker, Soa Ratsifandrihana fait preuve de concentration, de précision et d'une maîtrise admirable du moindre mouvement.
La spectacle s'achève sur Clapping Music, une composition de Steve Reich faite uniquement de claps de main. Les bustes des deux danseuses apparaissent dans l’encadrement d’une bande lumineuse. L’une derrière l’autre, de profil, elles dansent une série de mouvements évolutifs où elles montent sur la pointe de leurs baskets, tendent les bras, frappent des pieds au sol au rythme énergique des claps. Au fur et à mesure que la musique prend de l’ampleur, elles s’avancent du fond droit de la scène vers l’avant gauche, en gardant toujours le même motif chorégraphique, pour terminer en pleine lumière sous les projecteurs. Un clap de fin magistral sur cette performance, impeccablement réinterprétée par deux jeunes interprètes de Rosas, à la hauteur de cet héritage artistique.