Après La Dame de Pique qui ouvrait la saison de la maison bruxelloise, Tchaïkovski est une nouvelle fois à l’honneur sur la scène de La Monnaie avec, pour la première fois depuis plus de vingt ans, une nouvelle production d’Eugène Onéguine où Laurent Pelly signe la mise en scène et les costumes, Massimo Troncanetti les décors et Marco Giusti les éclairages.
L’idée de transposer l’action des années 1820-1830 à la charnière du XIXe et du XXe siècles fait subtilement passer les personnages du monde de Pouchkine à celui de Tchekhov. Cette idée ne manque pas de pertinence, les protagonistes du roman de Pouchkine et ceux des grandes pièces de Tchekhov partageant une façon bien à eux de perpétuellement rater le coche, de courir après la vraie vie, de se nourrir d’illusions et d’agir apparemment en connaissance de cause contre leur intérêt.
Rien n’oblige une production à se nourrir de couleur locale ou de traditions, mais l’extrême sobriété, le dépouillement, la froideur même du décor – consistant principalement en un fond noir sur lequel se dessinent par moments des nuages laiteux – en auront surpris plus d’un, ce qui peut expliquer les quelques huées qui accueilleront Laurent Pelly à l’issue de la représentation. La question mérite d’être posée : ce renoncement à toute forme de charme ou de séduction au seul profit d’une analyse impitoyable des protagonistes et de leurs interactions a-t-il justement pour but de dénoncer le vide existentiel qui est leur malédiction ? Lors de la scène de la lettre, ce n’est pas dans sa petite chambre que Tatiana écrit sa missive à ce blasé d’Onéguine, mais sur ce plateau nu dont le fond est alors constitué de panneaux de bois verticaux qui vont peu à peu se resserrer autour d’elle, symbolisant peut-être les pages d’un de ces livres qu’elle lit avec passion – à moins que ce ne soit la situation impossible dans laquelle elle s’est enferrée. Hélas, le refus froid et moralisateur que lui opposera Eugène ne fera rien pour la réjouir.
Le bal qui ouvre le deuxième acte montre une petite noblesse guinchant avec entrain. Les couplets de M. Triquet (Christophe Mortagne, impeccable en vestige d’ancien régime en costume croisé et aux cheveux blancs ramenés en catogan) ne réussissent hélas pas à désarmer la jalousie de Lenski lorsqu’il voit sa bien-aimée et un peu écervelée Olga (Lilly Jørstad, excellente) accorder danse après danse à Onéguine en qui le poète perçoit à présent un rival plutôt qu’un ami, et qu’il défie en duel. L’affrontement se déroulera sur un plateau toujours aussi nu (élevé à présent à environ un mètre cinquante du sol) et toujours sur ce fond noir légèrement nuageux. Le ténor Bogdan Volkov atteint à une magnifique émotion dans l’émouvant Kuda, kuda où Lenski fait ses adieux à sa jeunesse, à son amour et à la vie. La mise en scène rend très bien les hésitations des deux amis face à ce duel absurde où le poète laissera la vie.
C'est dans une même sobriété qu'est dévoilé au troisième acte l’intérieur du palais du prince Grémine (chanté avec autorité par Nicolas Courjal, même si cette belle voix de basse n’a rien de slave) : deux volées de quatre marches noires débouchent chaque fois sur un palier. Les hommes en habit et les dames en robe du soir font comprendre qu’on est bien ici dans une demeure noble, même si plutôt que de danser, les invités exécutent une curieuse pantomime. Les retrouvailles entre Onéguine et Tatiana, restés seuls, sont en revanche un magnifique moment de musique et de théâtre, parfaitement mené par les protagonistes. Cette princesse qui oppose maintenant un refus digne et douloureux à cet homme qu’elle aime encore est à présent une grande dame fidèle à son mari, bien loin de la rêveuse jeune fille d’autrefois. Sally Matthews, dont la voix avait manqué de la fraîcheur et du timbre clair nécessaires pour évoquer la naïve Tatiana des deux premiers actes, est à présent parfaitement dans son élément. Quant à Stéphane Degout, dont la prise de rôle était très attendue, il livre une superbe incarnation d’Onéguine, tant par la beauté de son riche baryton et l’excellence de sa diction que par la façon dont il vit l’évolution de cet étrange personnage, passant de dandy froid et superficiel à une figure enfin capable d’émotion et d’amour sincère.
Préparés par Jan Schweiger, les chœurs sont somptueux de bout en bout et l’Orchestre Symphonique de la Monnaie se montre une fois de plus remarquable sous la baguette attentive et si vivante d’un Alain Altinoglu qui rend infailliblement justice aux innombrables beautés de la partition.