Mais quelle est donc cette géante qui trône sur la scène du Studio 4 de Flagey ? Stéphane Denève nous conte comment, à la suite d’un délicieux caprice, il a réussi à faire venir cette octobasse, contrebasse à la taille démesurée, afin de faire frémir la Symphonie fantastique de Berlioz. Le compositeur avait entendu parler de cet instrument lors de la composition de son Te Deum en 1848 et souhaitait l’y intégrer : Denève prit donc la liberté de penser qu’elle serait parfaitement à sa place pour restituer les atmosphères sombres et infernales de la fameuse Fantastique écrite une quinzaine d’années auparavant.
Mais avant cela, le chef français et son Brussels Philharmonic nous ont régalés avec la Vrolijke Ouverture du compositeur belge Marcel Poot. Cette musique légère et virtuose est un amuse-bouche idéal pour cette soirée sulfureuse. Reprenant certains codes de la musique d’orchestre d’harmonie (thèmes quasi cinématographiques, utilisation caractérisée des vents et des percussions), cette musique brillante aux accents légèrement kitsch s’épanouit aisément sous la baguette nerveuse de Stéphane Denève, même si l’on remarque ici et là quelques soucis de mise en place.
C’est le pianiste français David Kadouch qui remplace Nicholas Angelich (annoncé souffrant) pour un Deuxième Concerto pour piano de Camille Saint-Saëns assez personnel. Il s’attaque avec une forme de solennité à cette musique très colorée, s’ouvrant au fur et à mesure à des teintes de plus en plus riches et profondes. Le toucher de David Kadouch est subtil et transparent et s’accorde avec grande souplesse à une vision onirique du premier mouvement. Cet aspect poétique et délicat se muera heureusement en tempête passionnelle lors du troisième mouvement mais rendra le second un peu trop sophistiqué. On apprécie par ailleurs la volonté d’affrontement qu’apporte la direction très directe de Denève : les violons presque rêches et les sons percussifs de l’orchestre mettent d’autant plus en valeur la liquidité absolue du jeu de Kadouch. Si l’on admire la fougue, la poésie et la transparence du pianiste niçois dans Saint-Saëns, elle se révèle encore davantage dans la magnifique Sérénade de Pauline Viardot qu’il donnera en bis. Car si en 2021 on célèbre le centenaire de la mort de Saint-Saëns, c’est également l’occasion de rendre hommage à son amie et grande compositrice dont on fête le bicentenaire de la naissance.
Mais la véritable gifle de la soirée viendra d’une Symphonie fantastique totalement démesurée. Cette pièce aux atmosphères contrastées est un parcours poétique que les forces bruxelloises ont pourtant bien du mal à initier. En effet, les quelques soucis de mise en place aperçus dans l’ouverture deviennent ici réellement problématiques : le geste de Denève se fait parfois brouillon, les phrasés s’empâtent et des thèmes qui devraient couler aisément (comme celui de la valse du deuxième mouvement) s’en trouvent alourdis voire saccadés. Cela nuit également à la relative sérénité de la première moitié de la symphonie car cette course au bord du précipice n’apporte pas tant de tension dramatique que d’inconfort pour le spectateur.
Les solistes du pupitre des vents sont finalement les premiers ouvriers de la cohérence dramatique et esthétique de l’ensemble, notamment dans la Scène aux champs où le hautbois et le cor anglais retrouvent une sérénité bienvenue. On saluera également les interventions des clarinettes et des bassons dont le mordant apporte encore davantage de caractère. Quant au maestro, il se distingue dans le soin qu’il apporte aux couleurs et à la grande ligne. L’ajout de l’octobasse à la fin du premier mouvement n’est pas anodin : Denève a une image très précise des atmosphères qu’il souhaite construire et sait parfaitement comment les restituer. Il en résulte une accumulation d’événements caractérisés qui prennent soudain tout leur sens dans l’apocalypse des deux derniers mouvements. Ici, plus de souci technique : la musique s’épanouit férocement avec des cuivres tonitruants et martiaux contrastant avec la noirceur abyssale du choral du Dies Irae. La surpuissance sonore de cet orchestre pourrait rendre le tout simplement bruyant, mais tout se joue dans le caractère : Denève parvient alors à faire ressortir les aspects grinçants et orgiaques de cette partition, mettant en avant la petite clarinette, les percussions ou les contrebasses. Lorsque retentit le dernier accord, on peut s’apercevoir de l’efficacité de cette interprétation terriblement jouissive, car on en redemande !