Les salles de concert parisiennes devraient faire des efforts d'imagination et d'organisation pour mieux accueillir les mélomanes. Au Théâtre des Champs-Élysées, le public est maintenu dehors sur le trottoir jusqu'à 30 minutes du début du concert. Qu'il vente comme ce vendredi soir, qu'il fasse froid, qu'il pleuve, qu'il neige ou fasse très chaud, que les mélomanes soient jeunes et fringuants ou marchent difficilement avec un canne : rien n'y fait. Il serait quand même bien d'ouvrir plus tôt le théâtre, de façon que le public puisse acheter disques ou livres, prendre un verre ou simplement marcher dans les couloirs, attendre assis sur des bancs que les portes d'accès à la salle soient ouvertes. On ne donnera pas ici la liste de salles de concert et d'opéras qui, dans le monde entier, font cela que l'on a pu expérimenter maintes fois.

David Fray
© Jean-Baptiste Millot

Il n'y a pas grand-monde ce soir dans la salle, juste avant que la lumière ne s'éteigne. Pourtant, le pianiste annoncé dans une carte blanche Schubert-Liszt est connu depuis des années. Il a publié plusieurs beaux disques chez EMI, dont un regroupe la Sonate en sol majeur et la Fantaisie en fa mineur de Schubert – cette dernière jouée avec son ancien professeur Jacques Rouvier –, et même des Variations Goldberg diversement accueillies car d'une beauté singulière née de l'état de contemplation dans lequel elle plonge son auditeur.

Voici David Fray qui entre en scène, tout de noir vêtu, grand, cheveux longs à la Franz Liszt, petite barbe... Sa célèbre chaise est là devant le Steinway. On la dirait bricolée, tant elle ne ressemble à rien sur ses quatre pieds métalliques tout fins. Fray s'assoit assez haut, cale son dos contre le dossier et étend ses longs bras vers le clavier : on ne peut s'empêcher de penser à Radu Lupu. A-t-il la sonorité magique du pianiste roumain disparu ? Il commence par le Klavierstück D 946 n° 2 de Schubert. Fray cherche une sorte de fondu dans le merveilleux legato qu'il déploie aux deux mains, de cette brume émerge la mélodie qu'il timbre d'une façon un brin appuyée, avec des appuis expressifs insistants qui font « disparaître » l'accompagnement au profit d'une ligne qui s'en détache. C'est inhabituel, convaincant, quand bien même cette manière esthétisante soulève des interrogations ; on se demande ce que donnerait cette œuvre ainsi jouée dans la continuité des trois pièces qui composent cet opus posthume du compositeur autrichien.

Vient la Wanderer-Fantasie, entendue tout récemment jouée par Alexandre Kantorow à la Philharmonie. Fray se lance d'un pas décidé. Son jeu est robuste, dense, interrogatif. Entrée en matière qui fait se redresser sur son siège. Le pianiste soutient son pas vif, même quand ses doigts accrochent au sommet de phrases qu'il tient avec jusqu'au-boutisme, quitte à nous donner la sensation de manquer d'air : c'est admirable de tension expressive comme l'Adagio varié qui chante avec une sérénité inquiète. Fray attaque l'Allegro final avec l'élan combattif attendu qui ne cédera pas sous les difficultés, plus ou moins bien surmontées, mais toujours investies musicalement. Et l'on aime quand, dans cette œuvre, comme dans cet autre « impossible » qu'est la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven, l'auditeur perçoit le danger, la prise de risque et la vit avec l'interprète. La musique triomphe mais Fray a pris quelques gnons. 

Après l'entracte, Liszt. La fluidité, la sonorité timbrée et chantante du pianiste, son art du cantabile éloquent vont parfaitement à Sposalizio, au Sonnet 104 de Pétrarque et aux Jeux d'eau à la Villa d'Este. Il fuit le pittoresque, le joli, le décoratif. Il va au fond du clavier et impose un Liszt narratif et grave. Dans Après une lecture du Dante, le musicien livre encore une bataille dont la musique sort victorieuse, au prix de quelques passages où le clavier lui échappe dans la seconde partie. Mais de cette œuvre, Fray, comme Arrau en son temps, voit la profondeur, le combat de forces contraires et puissantes comme dans la Sonate en si mineur. Emporté dans son récit grandiose, le pianiste manque tomber de sa chaise qui recule d'un coup sous le déchaînement des derniers accords. Dans un silence impressionnant, David Fray reste quelques instants tête baissée, reboutonne sa veste, se lève sous les applaudissements d'un public qui vient de vivre un combat héroïque dont le visage du musicien porte la marque. 

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