« Prima le parole ? Prima la musica ? », voilà l’interrogation soulevée par le testament opératique de Richard Strauss, Capriccio, dont la scène finale enjoint – à la manière d’un bon vieux plan dialectique – à la synthèse que propose ainsi la Comtesse Madeleine : « Peine inutile, chercher à les disjoindre. D’une seule source paroles et musique font naître des beautés nouvelles ». Fort bien… Reste maintenant aux interprètes d’illustrer ce beau précepte.
Côté paroles, le monologue final de la Comtesse est confié ce soir à l’organe expert de Diana Damrau qui, après sa récente prise de rôle à Munich, promet de faire briller le livret écrit par Clemens Krauss et le compositeur lui-même. Affirmer que cette promesse a été tenue ce soir au Théâtre des Champs-Élysées serait un euphémisme tant la soprano a gratifié son auditoire de prouesses ! Sûre et consciente de ses moyens, la prima donna s'embarque – et embarque le spectateur avec elle – dans la dernière scène qu'elle porte à des sommets interprétatifs rares, entre maîtrise et prise de risque, entre lyrisme expressif et agilité virtuose. L’aisance spontanée de Diana Damrau permet à la chanteuse de relever le défi straussien de cette « conversation musicale » : celui d’une ligne de chant parfaitement naturelle. Dotée d'un médium rond et étoffé, la voix ne manque ni de clarté ni de colorature, si bien que chaque intention, chaque impulsion, chaque inflexion dramatique se trouve exactement incarnée : le spectateur est véritablement projeté au théâtre.
Côté musique, l’Orchestre National de France finit de sceller l’union totale du livret et de la partition, éclairant ainsi la portée philosophique de Capriccio : l’osmose de la parole et de la musique, la fécondation de l’une par l’autre. En guise de prélude, la Mondscheinmusik toute en sensualité, parfois bourgeoisement coquette, est l’occasion pour l’orchestre de se débrider et de faire valoir ses charmes.
Avant cette page straussienne, la phalange avait montré en ouverture du concert un dynamisme fulgurant dans Le Tombeau resplendissant d’Olivier Messiaen, œuvre de jeunesse trop rarement jouée et que l’on (re)découvre ici avec plaisir. Conçue en triptyque, avec deux mouvements vifs encadrant un passage noté « modéré », la partition acquiert grâce au jeu du National toute sa fièvre : la musique prend une allure sanguine et sauvage – sans pour autant tomber dans le fanfaresque – tout en conservant des moments suspendus à la délicatesse d’un duo de violon et de clarinette. Le tout est dirigé d’une main de maître par Cristian Măcelaru qui, en plus de faire jouer ses musiciens avec un ensemble virtuose et parfait, apporte une touche de post-romantisme absolument convaincante dans cette partition imprégnée des affres – pathétiques, au sens premier du terme – d’un compositeur encore jeune homme.
On avait du mal à comprendre la construction de ce programme, mais un pont semble créé avec la deuxième partie de soirée et la dimension tant pathétique que testamentaire de la Sixième Symphonie de Tchaïkovski. Par la direction claire, franche et déterminée de Măcelaru, les couleurs alternent avec perspicacité, les pupitres se relaient sans brisure et, comme portés par un seul et unique souffle, les musiciens du National semblent ne faire plus qu’un avec l’âme slave. Sans tomber dans une lourdeur larmoyante, la belle maîtrise des effets de la musique de Tchaïkovski a permis de conserver un pathos exempt de tout sentimentalisme.