C’est un euphémisme de dire que l’on ressort perplexe de l’Opéra national du Rhin à l’issue du Couronnement de Poppée mis en scène par Evgeny Titov et dirigé par Raphaël Pichon à la tête de son Ensemble Pygmalion – tous deux actant pour l’occasion leur première dans l’institution alsacienne. Aux saluts, toute l’équipe témoigne d’une parfaite entente, entre embrassades et remerciements démonstratifs. Mais c’est en voyant les larmes et la retenue de Giulia Semenzato lors de ces mêmes saluts que l’on s’est demandé de quoi cette émotion pouvait être le nom.
La voix légère, agile et précise de la soprano à la présence mutine, au timbre élégant pouvait apporter par contraste une véritable efficacité dramatique au rôle machiavélique de Poppée. Cependant, elle reste souvent comme effacée dans une partition scénique qui l’oblige à enchaîner des numéros sexuels, cohérents dans l’absolu si l’on s’en tient au livret, mais tout à fait consternants dans leur réalisation explicite et inattendue. Dès l’acte I, jambes écartées, elle se retrouve précipitamment offerte à l’envie sexuelle de Néron sur l’arrière de sa moto, sans que le public comprenne trop comment on en est si vite arrivé là. Jusqu’aux petits cris de jouissance dans le silence, lors d’un cunnilingus de Néron, qui entrent alors en résonance avec les « addio Roma » bégayés d’Octavie répudiée. Malgré elle, malgré son personnage, Giulia Semenzato incarne le malaise esthétique d'une mise en scène problématique.
C’est que cette mise en scène superpose les citations cinématographiques en représentant une maison de passe ronde, dont l’intérieur renferme un théâtre de velours circulaire. On pense bien sûr dans les jeux sexuels au Kubrick d’Eyes Wide Shut ou aux films de Tarantino lorsqu’après la mort de Sénèque, l’équipée impériale mélange rails de coke à outrance et selfies avec le mort. Titov veut s’emparer d’une certaine mythologie du cinéma américain qui irait de l’escort ultra sexualisée au motard bad boy. Mais la citation bête et méchante de ce cinéma et le jeu hyper dirigé entre grotesque et mauvaise pantomime font fi de toute profondeur d’interprétation. C’est même gênant de naïveté et de kitsch – citons la macarena improvisée à la mort de Sénèque, ou la représentation sociale d’un Sénèque SDF et de pauvres (le valet, Lucain…) libidineux à souhait, toujours empêchés d’accéder au graal sexuel. Que dire enfin d’une Octavie bourgeoise quasi-nymphomane qui, par dépit amoureux, se prend d’une envie soudaine de se faire Sénèque ? Dans ce contexte, aucune empathie n’est possible pour aucun personnage, et l’on reste à distance de toute émotion, à la surface des enjeux véritables – il eût fallu soit moins, soit beaucoup plus pour dépasser l’anecdotique d'une esthétique porno chic où l’on s’émoustille en flirtant avec l’interdit érotique.
Derrière les apparences, il est aussi troublant d’observer combien le plateau diverge avec la proposition musicale de Pichon. Le continuo reste trop classique, versaillais, avec trois clavecins surexposés. Dans son art habituel du relief, Pichon parvient cependant à créer lors des solos de très belles atmosphères presque mélancoliques, en doublant les violons, obtenant ainsi un effet presque lyrique ou, aux harpes et aux cornets, particulièrement chaleureux. Selon ces choix interprétatifs, l’orgue s’impose, seul, lors de l’émouvante mort de Sénèque.
Sur un plan strictement musical, l’Arnalta d’Emilano Gonzalez Toro recueille le plus de suffrages dans un rôle toujours efficace. Sa berceuse restera l’un des plus beaux moments de la soirée, où l’orchestre pianissimo lui permet de tenir des notes sur un long souffle au confins de l’audible. L’Octavie de Katarina Bradić n’est pas en reste avec un mezzo sombre et rond, quasi verdien voire dramatique. Mais – effet du rôle ? – le Néron de Kangmin Justin Kim émeut difficilement, entre volonté de bravoure à tout prix et une voix quelque peu acide, sans assez de velouté et de chair. De même pour l’Othon au vibrato nerveux de Carlo Vistoli. La Vertu de Marielou Jacquard restera la belle découverte vocale et sensible d’une soirée, noyée dans la gêne et la perplexité.
Le voyage de Romain a été pris en charge par l'Opéra national du Rhin.