Attendue depuis la saison précédente, la production de Paul-Emile Fourny de Carmen fait enfin ses débuts à l’Opéra de Massy et ouvre la saison sur une mise en abyme : à l’intérieur même de la représentation, les chanteurs incarnent les comédiens d’une troupe de théâtre qui prépare une représentation de Carmen.
Dans sa démarche, Fourny remanie avec humour plusieurs dialogues du livret. Il enrichit ainsi le parlé, souvent évacué par les metteurs en scène. Ces parlés ajoutés marquent souvent une détente au sein de l’action et viennent étoffer les personnages des comédiens. Mais Fourny va encore plus loin : il invite aussi la poésie, qu’il confie à Lillas Pastia, incarné par Massimo Riggi. Son admirable déclamation de Nerval et Baudelaire sculpte un espace et une temporalité à part au sein de la représentation. L’idée de Fourny de convoquer le théâtre et la poésie se révèle rafraîchissante : ce surgissement de la parole est puissant, enrichissant et dynamisant.
Le dispositif scénographique modulable imaginé par Benito Leonori (inspiré par l’architecture du Théâtre Moriconi de Jesi pour les actes I, II et IV), s’avère lui aussi judicieux pour traduire cette bi-dimensionnalité. Ainsi, la présence immuable des deux colonnes de théâtre à l’avant-scène rappelle sans cesse le cadre du cadre. L’imposant immeuble de l’acte III joue lui aussi l’ambiguïté. Le linge suspendu et les quelques accessoires laissent présager une vie grouillante dans la communauté de Carmen. Un objet « étranger » trouble pourtant notre perception : la console de maquillage d'une loge de théâtre, qui peut faire penser aussi que les habitants sont les comédiens. Constamment, la mise en scène brouille les pistes entre les degrés de la représentation.
Une autre source importante pour cette mise en scène est l’univers psychologique trouble de Shutter Island de Lehane. Inspiré par son utilisation du flashback, Fourny place au début du spectacle le crime de Carmen : des médecins légistes, policiers, journalistes fourmillent autour du cadavre en sac mortuaire. L’inspecteur chargé de l’enquête est Don José lui-même (Thomas Bettinger), qu’on aperçoit quelques instants auparavant en camisole, en hôpital psychiatrique. Comme pour le héros de Lehane, son psychique lui joue constamment des tours, et la réalité se révèle à chaque fois incertaine. Trop attaché au personnage de Lehane, Bettinger s’éloigne de l’âme du héros de l’opéra, de sa passion ardente. Le chanteur nous offre cependant un moment de grâce de la soirée avec son interprétation pleine d’émotion de « La fleur que tu m’avais jetée ».
Magnifiée par l’éclairage de Patrick Méeüs, la mise en scène offre plusieurs moments sidérants de beauté et d'émotion, comme la danse macabre des masques dans l’acte final. Ce qu’il manque surtout en ce soir de première, c’est la solidité et l’alchimie du duo Carmen-Don José.
Dans le rôle-titre, Ahlima Mhamdi possède une belle voix, charnue et puissante, teintée d’une couleur d’ambre, mais son jeu n’est pas encore à la mesure de ce rôle flamboyant de sensualité. Elle excelle surtout dans les moments d’introspection, mélancoliques ou graves, comme dans la magistrale scène du trio des cartes, où l’on admire son travail avec la marionnette : épaulée par ses comparses, Frasquita (Léonie Renaud) et Mercédès (Violette Polchi), elle crée une double madonne endeuillée, dans un moment de forte tension dramatique – « la carte impitoyable : la mort ! »
Le personnage de Micaëla trouve quant à lui une interprète accomplie en Gabrielle Philiponet. Dotée d’un timbre fruité, frais, d’un phrasé admirable, elle incarne à merveille la fragilité et l’innocence de son personnage. Zuniga se révèle lui aussi remarquable dans l’interprétation de Jean-Vincent Blot, dont la voix caverneuse et les qualités dramatiques ne laissent pas indifférent. Jean-Gabriel Saint-Martin incarne un Morales dont l’énergie et la vitalité sont jouissives. L’Escamillo de Christian Helmer est en revanche moins réussi : son chant du toréador est par moments quasiment inaudible, noyé par l’orchestre. Si sa performance s’améliore progressivement, il n’arrive pas à incarner un personnage mémorable.
Saluons enfin l’admirable travail du maestro Dominique Rouits. Si l’orchestre manque parfois de nerf ou de relief, il se montre aussi tout à fait capable de livrer des moments empreints de sensualité, de suavité et de rêverie… dignes des plus touchantes scènes de films hollywoodiens !