On est heureux de voir une foule jeune et familiale se presser dans le hall de Radio France pour l’un de ces concerts symphoniques du dimanche dont on sait que la gestation ne fut pas sans douleur. Huit ans après l’inauguration de son auditorium, la Maison de la radio a ainsi conquis de nouveaux publics, hors des traditionnelles soirées d’abonnement. Heureux aussi qu’un programme original, bien conçu, sans « tube » du répertoire, attire et captive ces auditeurs de tous âges. Heureux surtout de la complète réussite du concert.
En ouverture, preuve est faite que Rachmaninov n’a pas écrit que deux concertos pour piano ! On insiste toujours sur le fait que son poème symphonique Le Rocher est une œuvre de jeunesse (1893) comme pour en excuser je ne sais quelles maladresses alors que c’est un petit chef-d’œuvre d’orchestration transparente d’inspiration symboliste, proche de l’esthétique d’un Liadov. En exergue de sa partition, Rachmaninov note les premiers vers d’un poème de Lermontov : « Elle a dormi la nuée dorée / Sur le sein d’un rocher géant ». Gianandrea Noseda se révèle un maître des équilibres sonores, anime d’une main sûre des pupitres de vents et de cuivres d’une homogénéité remarquable, tandis que les cordes de l'Orchestre National de France se font tour à tour menaçantes ou translucides.
Joshua Bell, la mi-cinquantaine, a gardé l’allure juvénile, le maintien impeccable de cette génération d’artistes américains qui fuient l’épate et le démonstratif. C’est justement ce qu’il faut pour servir le Concerto pour violon de Barber (1940), qu’on regrette de voir si peu souvent à l’affiche. Son premier mouvement est gorgé de lyrisme, avec une mélodie chaleureuse énoncée d’entrée de jeu par le violon impérial de Joshua Bell. L’Américain ne se départira jamais d’une pureté d’intonation, d’une tenue du son, qui évitent à l’œuvre le sentimentalisme qui affleure parfois. Le deuxième mouvement commence – comme le Concerto de Brahms – par un sublime solo de hautbois (Mathilde Lebert) qui prolonge l’Allegro moderato initial par un surcroît de mélancolie, de douce nostalgie, toujours dans un registre où le soliste chante magnifiquement sans rien appuyer.
Comme pour nous extraire du cocon des deux premiers mouvements, Barber réveille tout le monde avec un finale endiablé, un moto perpetuo où la virtuosité tant du soliste que de l’orchestre, comme la dextérité du chef, sont amplement sollicitées. La complicité entre Bell, Noseda et le National fait plaisir à voir et à entendre. Joshua Bell nous offre en bis, avec le pianiste de l’orchestre, l’arrangement de Jasha Heifetz de Summertime de Gershwin.
La seconde partie illustre ô combien la célèbre réplique de Rodrigue dans Le Cid : « Aux âmes bien nées / La valeur n’attend point le nombre des années ». On peine toujours à croire que c’est à un Chostakovitch d’à peine 19 ans qu’on doit une Première Symphonie aussi réussie. Écrite pour son diplôme du Conservatoire de Leningrad entre octobre 1924 et juin 1925, l’œuvre renferme déjà tout le Chostakovitch ultérieur. Le jeune homme songea d’abord à sous-titrer son œuvre « symphonie grotesque » : les deux premiers mouvements traduisent ce goût pour le grinçant, l’ironie, avec une orchestration légère où les bois s’en donnent à cœur joie, des rythmes qui font crépiter les cordes. Gianandrea Noseda est aux aguets, pour éviter – il n’y parvient pas toujours – les inévitables décalages. Ce n’est certes pas le Chostakovitch le plus familier à l’orchestre. D’où parfois une impression de prudence là où il faudrait lâcher la bride.
Les deux mouvements suivants rompent avec la bonhomie et la gaieté des deux premiers. Le Lento se fait grave, pesant, menaçant – l’orchestre fait masse, jamais cependant au détriment de la clarté de l’image sonore –, au point qu’on se demande pourquoi tant de noirceur chez un si jeune homme ! Le finale n’a d’Allegro molto que le titre : à peine entamé le tourbillon qui saisit tout l’orchestre au milieu de fanfares tonitruantes, le climat élégiaque, les accents de douleur, reprennent le dessus quasiment jusqu’à la pirouette finale. Applaudissements nourris pour le chef italien – qu’on aimerait voir plus souvent à Paris – et un Orchestre National de France en très grande forme.