C’est un récital de musique de chambre captivant qu’ont offert au Palais des Beaux-Arts, dans une Salle Henry Le Boeuf bien garnie d’un public très attentif, le violoniste Leonidas Kavakos et le pianiste Enrico Pace. Raison de plus pour déplorer que le programme disponible à l’entrée de la salle n’arborait sur sa première de couverture que la seule photo du violoniste grec plutôt que d’y faire figurer les deux membres de ce duo de grande classe.
Enrico Pace doit être le pianiste au jeu le plus musculairement détendu que l’on puisse entendre et son aisance, y compris dans les passages les plus difficiles, est proprement époustouflante. Si dans la Première Sonate de Beethoven on admire directement son jeu merveilleusement souple et chantant ainsi que sa sonorité exempte de la moindre dureté, il est cependant permis de s’étonner d’une dynamique volontairement bridée dans une œuvre pourtant bien intitulée « pour piano et violon » par le compositeur. Quant à Leonidas Kavakos, aujourd’hui au sommet de son art et arrivé à un stade de maturité artistique où il n’a plus rien à prouver, il se montre de bout en bout un styliste impeccable, au classicisme légèrement réservé mais sans raideur. Le Tema con variazioni central charme particulièrement par cette façon éminemment civilisée de faire de la musique.
Suit la Sonate pour violon et piano n° 2 de Bartók, œuvre où le compositeur flirte d’une façon extrêmement originale à la fois avec le dodécaphonisme schönbergien et la rythmique stravinskienne. Il est merveilleux d’entendre cette musique si techniquement et interprétativement exigeante jouée avec un total naturel, une admirable liberté rhapsodique et sans qu’on y perçoive la moindre crispation. On apprécie dans le premier mouvement la rigueur sans sécheresse de Kavakos comme les réflexes félins de Pace. Dans les nombreux passages si typiques des « musiques nocturnes » de Bartók, les interprètes saisissent parfaitement le mystère et la part de rêve de la musique. Dans le folklore imaginaire qui parsème l’Allegretto final, Kavakos joue à merveille le rôle du violoneux (mais avec les moyens du virtuose qui ne racle jamais ses doubles cordes) alors que le pianiste italien joue sa non moins difficile partie avec une souplesse et une grâce qu’on n’entend pas toujours sous d’autres doigts, et ose enfin faire entendre de vrais forte.
L’approche du duo dans la grande Fantaisie en ut majeur D.934 de Schubert, partition qui demande autant de virtuosité au pianiste qu'au violoniste, captive de bout en bout. C’est une magnifique version de cette œuvre à la fois brillante et profonde que nous livrent ici Kavakos et Pace dans une interprétation qui frappe par sa grande pureté, son refus de tout artifice et son absence totale de charme supposément viennois. Le volubilité aérienne de Pace et la phénoménale maîtrise musicale et technique de Kavakos – quel archet ! – enchantent également. Cette façon de renoncer à toute vaine démonstration ou séduction superficielle de la part du violoniste pour aller à la vérité de la musique le rapproche beaucoup de grands artistes du passé comme Adolf Busch ou Sándor Végh. Chaleureusement applaudis, les interprètes accordent un bis inattendu sous la forme du Blues de la Sonate pour violon et piano de Ravel. Soutenu par un pianiste qui renonce enfin à toute restriction sonore, Kavakos adopte ici un son plus chaud et intense, avec un archet qui mord avec davantage de poids dans la corde, et il sait se montrer plein d’ironie dans des pizzicati qui n’ont rien de mécanique.