Le Tanztheater Wuppertal fondé par Pina Bausch vient présenter au Théâtre de la Ville ses créations depuis 1979. Cette année-là, Barbe-Bleue fut la première pièce de la compagnie distribuée en France, deux ans après sa création à Wuppertal. Programmé à nouveau en 2021 et annulé pour cause de Covid-19, le spectacle est enfin proposé au public en ce mois de juin, dans le cadre de la programmation du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs. Il est troublant de retrouver la compagnie qui s’est beaucoup renouvelée depuis la mort de la chorégraphe en 2009 : les visages des plus fidèles manquent désormais. Plusieurs enjeux dans cette reprise : s’emparer de l’œuvre originale avec autant de précision, d’engagement qu’à sa création, et investir aussi cette scène du Théâtre du Châtelet, cadre bien différent du Théâtre de la Ville par sa disposition à l’italienne.
Sur la scène recouverte de feuilles mortes, un poste de musique noir imposant et une chaise forment le décor pensé par Rolf Borzik devant des murs clairs recouverts de grandes fenêtres. Barbe-Bleue est le personnage central de la pièce de Pina Bausch. Véritable chef d’orchestre du spectacle, le danseur qui l'incarne (Michael Carter en ce soir de première) régit les déplacements de ses partenaires, les moments d’arrêt, de pause et de reprise en claquant dans ses mains ou appuyant sur les boutons du poste, déclenchant la musique de Bartók (Le Château de Barbe-Bleue, seule musique de la pièce), l'arrêtant, la relançant en arrière.
Le spectacle joue beaucoup sur la réitération de certains passages et de chorégraphies construites en gradation, comme cette situation où les hommes se montrent à l’avant-scène, cheveux dégagés et torse bombé pour témoigner de leur force avec fierté : la scène se répète quatre fois, en costume, sans veste, sans chemise et enfin sans pantalon. Ce rythme tend à aller jusqu’au bout des idées de la chorégraphe qui souligne ainsi la prétendue virilité des hommes de manière satirique. Le ton du spectacle revêt par ailleurs une certaine gravité et une violence portée par les meurtres de Barbe-Bleue. Très loin de ses créations drôles et parfois joyeuses des années 1990 et 2000, Pina Bausch s’intéresse dans cette pièce – plus encore que dans toutes les autres – aux relations entre les hommes et les femmes, en en explorant l’aspect charnel et abrupt.
Les duos entre Barbe-Bleue et Judith (sa quatrième épouse) sont ainsi marquants par leur force et leur violence – soulignons le travail sublime de l'interprète féminine, Tsai-Wei Tien, qui porte elle aussi le spectacle, avec un jeu de bras remarquable, précis et fluide, et une énergie spectaculaire. C’est en cela que Pina Bausch a apporté un contraste saillant dans le paysage chorégraphique en 1977 : le lien de Barbe-Bleue avec ses femmes et Judith est dénué de filtre et de pudeur. Loin d’une danse qui rechercherait une pure esthétique, la chorégraphe allemande explore au contraire la confrontation véritable des corps. Barbe-Bleue a une gestuelle très physique et primaire : il court après les femmes, les attrape avec un drap avant de les jeter sur son dos et de les entasser sur une chaise où elles gisent inertes. Les femmes aux cheveux longs et robes longues se présentent sous divers aspects : sensuelles ou éreintées, riant ou criant, tantôt en position de soumission, tantôt fouettant au contraire Barbe-Bleue de leurs cheveux. Les danseuses ont un rôle difficile à interpréter, extrêmement usant et impliquant tout le corps – à la fin du spectacle, on sentira que plusieurs fatiguent de cette énergie folle à déployer.
Si l'on ne retrouve peut-être pas encore tout à fait l’alchimie de la compagnie « d’origine », ce sentiment provient certainement en partie de la structure de la pièce, très écrite – alors que d’autres pièces de Pina Bausch sont bien plus composées d’interventions personnelles et d’anecdotes provenant des danseurs eux-mêmes. Barbe-Bleue n'en reste pas moins un spectacle rempli d'images fortes, qui n'a rien perdu de sa puissance expressive 45 ans après sa création.