L’Opéra de Monte-Carlo n’a décidément pas de chance avec la distribution du rôle-titre d’Andrea Chénier : après la défection de Roberto Alagna en 2009, voici que, dans cette même salle Garnier, c’est à présent au tour de Jonas Kaufmann de renoncer pour raison de santé. Dans un feuillet séparé qui accompagne le programme de salle, le ténor vedette bavarois indique qu’il s’est « rétabli beaucoup plus tard que prévu d’un rhume (…) contracté il y a quelques semaines ». Si l’absence de Kaufmann retire évidemment du prestige à l’affiche, il n’est pas sûr que la qualité artistique en pâtisse pour autant, tant son remplaçant fait forte impression.
Dès son air d’entrée « Un dì all'azzurro spazio », Martin Muehle compose en effet un Chénier plein de flamme, certes discret dans la partie grave de l’instrument, mais très engagé dans l’accent et ses aigus longuement tenus et projetés avec vigueur. Son style particulièrement spinto peut rappeler par instants le grand Franco Corelli, par la manière de prendre certaines notes par-dessous ou encore le soupçon de larmes dans la voix. En Maddalena, Maria Agresta dégage davantage de charme dans la partie haute de son registre et l’interprète émeut régulièrement, en culminant dans son grand air du troisième acte « La mamma morta » conclu par un aigu forte de très grande ampleur, sans crier. Le couple conserve également des moyens conséquents pour venir à bout, avec brio, du duo final, passage meurtrier vocalement et d’une extrême tension.
Très solide baryton et d’égale qualité sur sa tessiture, Claudio Sgura figure un Carlo Gérard à la fois très sonore et humain, par exemple lorsqu’il quitte avec son vieux père le service de la Comtesse au premier acte, ou bien encore quand il livre ses états d’âme au cours de son monologue de l'acte III (« Nemico della patria ? »). Fleur Barron (Bersi) est une mezzo puissante, au timbre riche et splendide, tandis que celui d’Annunziata Vestri, parfois en parlando dans le grave, correspond au personnage de la Comtesse de Coigny. Au premier acte, Andrew Moore (Fléville) fait entendre un beau timbre grave et stable, aux côtés de David Astorga en abbé, moins caricatural que les habituels ténors de caractère dans ce rôle. Côté basses, on apprécie les instruments fermes d’Alessandro Spina (Roucher) et Giovanni Furlanetto (Fouquier-Tinville). Manuela Custer dessine une émouvante Madelon, alors que Reinaldo Macias dans le rôle de l’Incroyable paraît un peu retenu.
Le chef Marco Armiliato livre une interprétation remarquable, nous faisant savourer les détails de la partition, celle-ci extrêmement variée entre la délicate gavotte chez la Comtesse du premier acte et le vérisme au relief dramatique des parties suivantes. Les chœurs préparés par Stefano Visconti font aussi preuve d’une forte présence.
En coproduction avec le Teatro Comunale de Bologne, où le spectacle a été créé en octobre dernier, la mise en scène de Pier Francesco Maestrini et les vidéos de Nicolás Boni sont très figuratives et n’oublient rien de la Révolution française, bonnets phrygiens et drapeaux bleu-blanc-rouge compris. Mais c’est d’abord la projection d’un tableau classique de paysage en fond de plateau qui évoque l’intérieur de la Comtesse de Coigny. Lustre et riche mobilier sont présents, avec des morceaux de chaises calcinées qui annoncent la période sanglante qui approche. Le tableau prend feu en fin d’acte, puis c’est la façade d’un palais qui est en flammes à l'acte suivant. Le tribunal révolutionnaire enchaîne à l'acte III avec balustrade en hauteur sur fond de tableau évocateur (Le Serment du Jeu de paume de Couder), tandis qu'au dernier acte la grille de la prison laissera voir la guillotine installée au centre. Pas de transposition ou relecture donc ici, mais une illustration visuelle fidèle au livret de Luigi Illica et qui permet la terrible progression du drame.