Alexandre Kantorow murmure plus qu'il ne pétrit les touches du clavier, mais ce son de piano long comme le sanglot long des violons d'un cabaret tzigane imaginaire emplit la Philharmonie dont la scène est faiblement éclairée de lumières tamisées posées çà et là sur le plancher : Medici.tv filme ce récital donné dans une salle pleine jusqu'au dernier rang du plus haut de ses balcons. Le pianiste chante dans le creux de l'oreille de chacun d'entre nous cette Valse triste de Vecsey dans l'arrangement de Georges Cziffra, bluette qui s'élève, ainsi aimée, sur les plus hautes cimes de l'expression : douleur, douceur, nostalgie – d'on ne sait quoi, d'on ne sait qui –, élans en un tournemain réunis laissent désarmé.
Tout dans le jeu de l'artiste est jankélévitchien, dans ce « presque rien », ce « je ne sais quoi » qui d'une interprétation fait un moment de vérité, de grâce. Ce magicien le prolonge avec Ständchen de Schubert transcrit par Liszt, lied qu'il anime dans un théâtre imaginaire de voix de soprano, de ténor et de baryton se répondant sur un fond pianistique aux couleurs moirées, aux basses à peine effleurées et pourtant démesurément longues et vibrantes. Le public exulte. Devant l'ovation debout qu'il reçoit, Kantorow se lance dans la Marche turque de Mozart arrangée par son confrère Arcadi Volodos, dont on ne jurerait pas qu'il ne lui ajoute pas quelques difficultés contrapuntiques. Son piano s'envole pour une extase circassienne qui plonge l'auditeur dans une ivresse joyeuse. Toute la salle se lève et refuse de laisser partir Liszt réincarné qui prend congé, cette fois-ci, avec Litanei de Schubert justement transcrite par le compositeur hongrois, comme jamais on ne l'avait entendue même par Kantorow. Quand vient le climax, au lieu de « donner de la voix », il joue plus pianissimo encore – le grand Steinway semble flotter sur la scène au milieu des lumières –, se jouant des marteaux d'un instrument qui fusionne avec sa conscience, son intelligence, son âme de musicien et d'homme.
Le récital avait commencé par la Sonate n° 1 de Brahms, grande œuvre qui cache ses beautés au public quand son interprète n'en transcende pas les longueurs du premier mouvement, quand il n'a pas une maîtrise qui permet d'en éclairer les touffeurs, d'en contourner les tétanisations, une imagination sonore, une dramaturgie et une détermination qui du premier au dernier accord vous accrochent et vous tiennent en éveil. Kantorow réunit ce prodige.
Après l'entracte, le pianiste donne un groupe de lieder de Schubert transcrits par Liszt, écho à la chanson populaire variée par Brahms dans la sonate et au lied varié par Schubert dans le mouvement lent de la Wanderer-Fantasie qui refermera un programme subtilement assemblé. Kantorow joue ces Schubert-Liszt avec la voix d'un ténor à peine sorti de l'enfance, celle de Schubert. Nous sommes loin des déchirements tragiques de Vladimir Sofronitsky dans son légendaire enregistrement public moscovite, désolation arrachée au monde soviétique. En écoutant Kantorow, on se dit à l'unisson de son confrère Jonathan Biss qui parle de cela dans un essai fondamental (non disponible en France) sur l'anxiété de l'artiste en proie aux chefs-d'œuvre écrasants avec lesquels il doit vivre : « Je ne comprends pas comment Schubert, simplement en passant du mineur au majeur, peut me faire sentir toute la douleur du monde accumulée et toute sa consolation en même temps ». Non, nous ne comprenons pas pourquoi ces lieder nous affligent autant qu'ils nous guérissent. Peut-être parce qu'ils sont chantés par un artiste qui ne hausse jamais le ton, aime le piano peut-être plus que tout au monde au moment précis où il fait de la musique, absent de lui-même, et pourtant là pour nous.
Après vient la Wanderer-Fantasie, peut-être la seule œuvre de Schubert où il affirme sa virilité – avec la Sonate en ut mineur D.958 à un degré moindre. C'est une partition d'une virtuosité malcommode, à laquelle Liszt ajoutera une partie d'orchestre que sa démesure n'appelait pas, car c'est justement parce qu'elle ne tient ni dans sa forme ni dans les limites du piano – de 1820 comme d'aujourd'hui – qu'elle a cette force expressive. La virtuosité et la technique phénoménales de Kantorow le desservent. Il faut avoir eu peur de la Wanderer, avoir surmonté cette peur pour transmettre ce sentiment à l'auditeur. Edwin Fischer savait rameuter toutes ses forces physiques et spirituelles et sous l'emprise d'une décharge d'adrénaline pulvériser les obstacles pour faire entendre l'essence même de cette œuvre. Kantorow y arrive presque, mais dans le « Presto » et le « Finale » la tension dramatique devient pure beauté pianistique. Mais cet « échec », ne nous trompons pas, nous emplit d'admiration et de vénération pour un artiste élu parmi les élus.