Compagnie de danse contemporaine taïwanaise de renommée mondiale fondée en 1973 par le chorégraphe Lin Hwai-min, le Cloud Gate Dance Theatre of Taiwan présente 13 Tongues au Théâtre de Chaillot à Paris. La tournée mondiale de cette production, première création d’envergure de Cheng Tsung-lung en 2016, est un passage de flambeau pour le chorégraphe qui a repris cette année la direction artistique de la compagnie, à la suite de Lin Hwai-min. 13 Tongues est une pièce personnelle, qui convoque des souvenirs d’enfance, des images vivantes de Taipei et de sa culture de rue, dans un mélange poétique de danses, de chants, de rythmes et de couleurs. 13 Tongues est aussi la démonstration d’un art chorégraphique subtil et maîtrisé, inscrit dans la continuité de la démarche artistique du Cloud Gate Theatre qui revisite les pratiques du Qi Gong et des arts martiaux traditionnels pour les intégrer dans la danse.
13 Tongues porte le nom d’un artiste de rue taïwanais des années 1960, qui récitait des contes célébrant les multiples visages du quartier pittoresque de Bangka à Taipei. Cheng Tsung-lung chorégraphie ces projections émerveillées tirées de son enfance, en faisant de l’ambiance des rues de Bangka et du mysticisme de sa communauté un monde imaginaire peuplé de rythmes, de chants et d’apparitions étranges. Une femme vêtue d’un habit noir entre en scène en sonnant une cloche rituelle. Dans son sillage, ses condisciples s’avancent sur scène en ligne, invariablement vêtus du même habit noir monacal. Les danseurs équipés de micros entonnent des mantras taoïstes, dansant au son de leurs propres voix. La chorégraphie, qui puise dans les arts méditatifs et martiaux, reflète aussi cette dimension mystique : positions de recueillement, index et majeurs pointés vers le ciel, pieds figés en l’air comme dans un coup de pied, équilibres suspendus.
Mais un autre visage de Taipei chasse rapidement celui des dévots taoïstes : l’effervescence de la rue. Les mantras deviennent joyeux, enflent à l’unisson dans un magnifique tableau de liesse collective où les danseurs frappent une cadence endiablée dans leurs mains. Un couple s’élance dans un duo superbement dansé, tandis que s’allument sur scène des tonalités plus chaudes. Puis l’ensemble se disloque à nouveau, et les danseurs se coulent dans un mouvement plus solitaire, plus introspectif. Les corps apparaissent dans un éclairage clair-obscur qui les révèlent à demi, coupant leur image tantôt en deux parties – visible et invisible – ou les exposant entiers, jaillissant d’un faisceau de lumière.
De ce conte vivant surgit soudain une étrange divinité, vêtue d’une façon de kimono aux couleurs phosphorescentes sous l’éclairage des néons. Les danseurs font cercle autour d’elle, comme dans un rite chamanique, tandis que son corps s’anime d’une danse syncopée, fantasmagorique. Des danseurs la soulèvent dans les airs, la promènent tel un totem, arrondissent leurs dos pour lui permettre de monter une échelle humaine avant qu’elle ne s’échappe, disparaissant comme par magie dans un plissement d’étoffe. La vidéo d’une carpe, projetée en arrière-plan, remplace cette apparition surnaturelle. La scénographie s’emplit progressivement de visions de plus en plus fabuleuses : une danseuse observe incrédule l’image animée d’un poisson géant qui traverse la scène, un homme mu par le mouvement involontaire de sa main passe du rire aux hurlements d’épouvante. Petit à petit, les danseurs retirent leurs habits noirs pour revêtir des kimonos phosphorescents et transformer la scène en un espace tendu entre rêve et cauchemar.
Malgré leur minimalisme, la chorégraphie et la scénographie donnent vie à tout un imaginaire urbain et pittoresque, incroyablement vivant sur scène. Le dénouement plus irréel de la pièce semble plus déconstruit, capharnaüm un brin surchargé. Cette fin, un peu moins réussie, ne gâche néanmoins pas la magistrale performance des danseurs du Cloud Gate Theatre, une des compagnies contemporaines les plus virtuoses de la scène internationale.