Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.

Pierre Liscia-Beaurenaut
© Leila Schütz

Parmi les moments forts qui jalonnent le parcours d’un étudiant, le récital terminal de fin de cursus tient une place à part. D'autant plus que depuis quelques années, il est entièrement libre, l'étudiant pouvant exploiter une heure durant la plus belle salle de son établissement d'études comme il l’entend, pour présenter le programme de son choix avec des partenaires qu'il aura choisis. À l’évaluation purement instrumentale s’est donc ajoutée une haute valeur symbolique : pour la première et dernière fois depuis le début de ses études, le jeune musicien peut exprimer catégoriquement ses choix esthétiques, défendre sa vision de la musique, en un mot : être un artiste complet, du choix des éclairages à la rédaction de la note d’intention.

Cette année, c'était à mon tour de monter sur le ring. Ce que je m’apprête à vous révéler ne concerne que moi, mais je suis à peu près certain de n’être pas le seul à souffrir de ce mal incurable : pendant un concert, mon esprit vagabonde du coq à l’âne, m’invitant pendant une fugue de Bach à des réflexions sur la couleur des chaussures de la dame du premier rang, ou encore provoquant, pendant un passage enflammé du Concerto de Sibelius, des crises d’angoisse incontrôlables concernant la présence, ou non, de lait dans mon frigo. Bienvenue dans la tête d'un violoniste en récital.

Le grand jour est là : je passe dernier de ma promotion, mais dans l'obscurité de la salle, je perçois le public encore nombreux. Aux premières notes de mon Allemande de Bach, je me rends compte que l'acoustique, en apparence très enveloppante et flatteuse, est un faux ami. Car la réverbération de la salle, assez lourde, ne m’offre sur ma sonorité qu’un retour distant, au spectre d’émission très large qui, si je ne prends garde, perturbe mon intonation. Ni une, ni deux, mon cœur s’emballe : et si, malgré tous ces efforts, je me ridiculisais devant le conservatoire tout entier, pour une bête question de justesse ? Je me souviens, en une fraction de seconde, de la somme incalculable de fausses notes que j’ai jouées durant mon parcours au CNSMD. Pensée fugace : le grand Nathan Milstein conseillait de gober une bonne grosse cuillère à soupe de crème fraîche chaque jour, pour améliorer l'intonation et le vibrato. Entre deux dissonnances, l'image d'une tartine dégoulinante de Saint-Marcellin s'impose en mon esprit (on est à Lyon tout de même). Puisque je vous disais qu'entre mes doigts et mon cerveau, c'est Dr. Jekyll et M. Hyde !

Notre violoniste est-il parvenu selon vous à dompter la difficile acoustique de la salle ?

Chacun, dans cette situation, a sa façon de se recentrer. La mienne, ce jour-là, a finalement été de me replonger dans l’impassibilité de la forme, la conduite imperturbable des phrases musicales de Bach. Reprise du Double. Hop, un petit coup de petit doigt, et ma baguette se décale légèrement vers la touche. Le son se fait chuintant, susurrant. Je veille à n'utiliser que quelques centimètres d'archet par note : cette reprise doit sonner comme un murmure. Mais attention : on ne doit perdre ni le dessin des basses, ni l'irrémédiable balancement des liaisons par deux. Quelques flexions imperceptibles de l'index aux endroits stratégiques et me voilà de nouveau sur le droit chemin. Fin du grand crescendo central : la phrase doit trouver ici un point d'arrêt... Mais si on allait un peu plus loin ? J'amortis l'arrivée du son et décale, de ce fait, le point d'atterrissage de la phrase... à laquelle, immédiatement, il faut redonner de l'âme. Je réveille petit à petit l'articulation du coude pour amorcer un crescendo à l'arrivée du dernier point culminant avant de me focaliser, pour les dernières notes, sur la main gauche, pour parer tout risque d'erreur d'intonation. Ouf, me voilà arrivé à destination.

La suite du programme se déroule mieux : dans le Poème de Chausson et la Sonate de Prokofiev, je peux profiter de la chaleur rassurante du piano. Si le Poème est une pièce véritablement solistique, la Sonate est un véritable jeu d’équilibriste acoustique : je viens donc me lover au creux de la queue du piano pour en saisir la moindre subtilité harmonique, me fondre dans le flou de ses vibrations. Comment, en effet, passer d'un son de second violon de quatuor (ce que j'étais la veille encore au milieu de mes camarades des Métamorphoses) à celui d'un musicien soliste ? Paradoxalement, en tant que second violon, le timbre doit constamment être présent, même dans les pianos les plus frêles, pour enrichir l'harmonie du groupe. Tandis qu'un soliste pourra parfois se permettre une densité sonore plus fragile, par exemple lorsque la différence de tessiture avec le piano est suffisamment grande pour que la mélodie du violon se développe sans effort. Hélas, si mes doigts glissent sur le manche sans l'ombre d'une hésitation, dans ma tête, je rame. Combien, déjà, ai-je de minutes pour assurer ma correspondance à Francfort le lendemain ? La dernière fois, en 10 minutes, j'ai eu à peine le temps de m'acheter un café. Et je n'ai toujours pas goûté leurs merveilleuses saucisses... Bon sang, recentre-toi ! Voilà venir les vertigineuses gammes du deuxième mouvement de Prokofiev !

Notre chroniqueur s'inquiète-t-il de la conduite des phrases ou de l'état de repassage de sa chemise ?

Lorsque j’étais étudiant au CRR de Boulogne-Billancourt, un mot de mon professeur de l’époque m’avait marqué : « jouer avec la passion, le feu sacré, tout ça, c’est de l’amateurisme. Quand un musicien professionnel joue, il pense à ce qu’il fait. C’est moins souvent une partie de plaisir qu’on peut le penser ». Soyez rassurés : j’ai pris un immense plaisir à jouer ce récital. Mais finalement, entamer un passage compliqué dans un concert, c’est un peu comme débouler dans une piste noire à skis : on éprouve un extraordinaire sentiment d’abandon, une grisante sensation d’absolu, mais si l’on se hasarde parfois à jeter un coup d’œil aux cimes, on place néanmoins toute son attention dans les moindres mouvements de son corps, à l’affût des faux pas... et on se cramponne fermement à ses jambes !

Voilà que l’on s’engouffre peu à peu dans les profondeurs de la Sonate de Prokofiev. Le silence est total, ma pianiste aux aguets. La pâleur rougeoyante des projecteurs délimite l’espace impénétrable entre nos silhouettes dessinées dans la lumière et les eaux sombres du public invisible. Seuls quelques lueurs, tels des phares, pointent à l’horizon : ce sont les lampes qui éclairent les membres du jury, noyés au milieu de l’obscurité. Le moment est propice : dans le mouvement lent, je cherche un son volontairement rauque, un râle soupirant les notes plus que les jouant véritablement. Sous l’emprise de la douce et glaciale mélodie de Prokofiev, l’espace semble se déchirer : ma pianiste et moi nous engageons dans un ballet funèbre, entre esquisses de valse macabre et berceuse à la démence subtilement retenue. Je crois, une fraction de secondes, avoir touché du bout des doigts la félicité suprême des artistes de scène : sentir que l’instant du concert m’appartient, que le temps s’est figé, que le cœur du public bat au rythme de mon archet. Une fraction de secondes : et puis, déjà, le feu des applaudissements.

Les toutes dernières notes de notre musicien au CNSMD comme si vous y étiez !

En sortant de la salle, j’aperçois mes amis, camarades, connaissances, qui me félicitent chaleureusement. Mais celle que je cherche du regard n’arrive qu’ensuite : c’est mon professeur, la personne qui m’a formé depuis cinq ans et auprès de laquelle je viens de donner mon dernier récital d’étudiant. Anxieux, je me prépare à recevoir son jugement...

« Enfin, Pierre ! Qu’est-ce que c’est que cette façon de saluer ?! On dirait que tu vas accrocher ton violon à un porte-manteau ! »

Il me reste donc bien des choses à apprendre !