Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.

Pierre Liscia-Beaurenaut
© Leila Schütz

25 mars. Je m’empare de mon téléphone, et m’apprête à prendre ce qui pourrait bien être la décision la plus importante de ma jeune carrière. Une décision qui fait table rase du passé, qui remet en cause l’intégralité de mes projets musicaux pour les prochaines années et qui, à l’instant présent, me laisse hébété et pantois.

Mais revenons là où tout a commencé : nous sommes le 24 février et, à peine rentré bredouille d’un énième concours d’orchestre en Allemagne, voilà que je dois affronter les caméras pour la soirée des Victoires de la Musique Classique. C’est alors qu’à quelques heures de l’événement, je reçois un message un peu particulier… Une proposition comme on en reçoit rarement dans une vie de musicien. Un ami m’annonce que le Quatuor Métamorphoses est à la recherche d’un nouveau second violon, et qu’ils m’invitent à passer des essais avec eux. D’ordinaire, j’aurais laissé passer cette opportunité : j’étais persuadé d’être fait pour la pratique de l’orchestre. Mais voilà : les Métamorphoses jouissent déjà d’un beau succès sur les scènes françaises et européennes. Les rejoindre, c’est la promesse de parcourir l’Europe pour travailler avec les plus grands. De plus, il faut savoir que la pratique du quatuor à cordes jouit d’une aura particulière dans le milieu de la musique. Supérieurement exigeant, le genre demande une quantité colossale d’heures de travail, et donc une motivation sans faille ainsi qu’une bonne dose de diplomatie. Un subtil cocktail de pression et de promiscuité quasi-monacale, qui peut bien vite devenir explosif, dans les mots comme dans les gestes. Bref, être quartettiste, c’est un peu comme être membre d’un groupe de rock à scandales : et si les tabloïds se penchaient plus sur les actualités de la musique classique, certains quatuors en feraient tout autant les frais qu’Oasis ou Nirvana !

Je décide donc de passer le premier essai, me persuadant que je ne m’engage à rien. « Pour les essais, on voudrait que tu puisses jouer ce Haydn-ci, ce Beethoven-là, et le Quatuor de Debussy… » Je ne suis pas au bout de mes peines. Quoi ! Trois quatuors en une semaine ?! C’est plus que j’en monte en un an, dans les classes du CNSM ! On parle, en plus, de musique de chambre : pas question de bêtement faire les notes et le rythme ! Machinalement, je mets un casque sur les oreilles et joue ma partie de second violon « par-dessus » les enregistrements de quartettistes renommés… exactement comme je le faisais avec Perlman il y a une dizaine d’années ! Par chance, il existe sur Youtube une belle version du Quatuor opus 59 n° 3 que je dois travailler, par le Quatuor Métamorphoses lui-même, au Wigmore Hall. Je peux ainsi comprendre leur façon de phraser, leurs timings, leurs rubatos. Hélas ! Le pire reste à venir…

Vous ai-je déjà dit que j’adorais Haydn ? En quelques jours, j’ai appris à le haïr. Techniquement parlant, le quatuor de Haydn que l’on m’a demandé de travailler est sans nul doute le plus aisé des trois. Mais la bonne exécution d’un quatuor à cordes, et particulièrement ceux de la période « classique », dépend beaucoup d’un principe subtil, une secrète alchimie que l’on ne peut obtenir qu’à force de patience et d’années d’écoute mutuelle : la justesse harmonique. Sous ces termes barbares se cache en réalité un ensemble de principes que même certains des musiciens les plus aguerris ont du mal à comprendre. En effet, on entend souvent dire qu’on joue juste ou faux. Or, il y a en réalité plusieurs façons de jouer juste, selon que l’on cherche à mettre en valeur plutôt une mélodie (on parle alors de justesse tempérée) ou une harmonie (d’où le nom de justesse harmonique). Les solistes que l’on entend dans les concertos jouent généralement en justesse tempérée : chaque note est individuellement mise en valeur de façon à obtenir un son qui se détache de la masse orchestrale, un son véritablement solistique. En revanche, dans les parties de second violon, on cherche généralement plutôt à embellir l’harmonie : le but est non pas d’obtenir quatre sons individuels, mais un unique son d’ensemble.

C’est donc souvent la justesse harmonique qui prévaut en quatuor à cordes, et en conséquence, le placement de chaque note sur le manche doit être balisé en fonction de sa place dans l’accord. En d’autres termes, je ne jouerai pas un sol de la même manière selon que mon collègue violoncelliste joue un mi ou un mi bémol à la basse. Ce travail se fait évidemment à quatre, mais dans mon cas, je devais l’anticiper chez moi, seul, en analysant chacun des accords de Haydn pour déterminer sur quelle note je devais me fonder pour jouer, harmoniquement, le plus juste possible, une fois l’ensemble du quatuor réuni. Mais écouter un violoniste seul jouer en justesse harmonique vous donnera l’impression d’entendre un mauvais artiste de métro jouant sur un instrument à trois cordes aux heures de pointe un jour de canicule. Une torture, vous disais-je !

"Le second violon doit avoir une intonation claire et sûre", écrit Haydn lui-même
© Quatuor opus 64 n° 2 de Haydn (éditions Bärenreiter)

Nous voilà déjà le 4 mars, jour des essais. La veille, je déjeune avec une amie violoniste, grande quartettiste de son état, pour me remonter le moral. Mais au bout de quelques minutes, j’éclate de rire en découvrant qu’elle participe elle aussi aux essais. Le monde des musiciens est décidément bien petit, et la concurrence va être rude…

Mais je dois me concentrer, alors que sonnent les premières notes du Haydn. Qui, finalement, me mettent en confiance : le Quatuor Métamorphoses a cinq ans d’expérience, et c’est un régal de se fondre dans un ensemble déjà bien rodé. Mais tout de même, quel travail d’équilibriste ! Entre les coups d’œil vers ma partition bardée de flèches selon la hauteur de chacune des notes (vous ai-je déjà parlé de justesse harmonique ?), les regards en direction de la basse rythmique du violoncelle, et les allers-retours visuels entre l’alto et le premier violon, je suis une vraie girouette. Après l’audition, le quatuor souhaite m’intégrer à l’une de leurs séances de travail. Comment gérer rythmiquement l’irruption, au beau milieu de la mélodie piano du premier violon, des trois autres compères du quatuor, sur un accord très tendu harmoniquement, joué fortissimo ? Chacun expose son avis, se répond, la discussion suit un cours fort intéressant. Quand soudain…

« Qu’en penses-tu, Pierre ? »

Silence de mort. Je vois trois paires d’yeux fixées sur moi. Je crois me souvenir avoir balbutié quelque chose au sujet des carrures, de la tension harmonique de la note sensible… Nous testons ma proposition. Et ça marche !

Je rentre chez moi conforté par cette première impression. Mais alors que la possibilité d’un succès se fait grandissante, le doute s’installe : souhaité-je vraiment abandonner mes rêves d’orchestres germaniques wagnériens bien cuivrés pour leur préférer les moirures intimistes du quatuor à cordes ? Ces fameuses académies d’orchestre que j’espère intégrer depuis si longtemps n’admettent généralement plus les candidats qui ont atteint l’âge vénérable de 27 ans. Et sans académie dans son CV, il est fort compliqué d’espérer intégrer un véritable orchestre outre-Rhin… Le quatuor m’a prévenu : les essais risquent de se prolonger un certain temps. Et il me faut songer à mes concours de fin d’année ! Mon cerveau bouillonne. Les pensées s’entremêlent dans ma tête de façon rauque et sauvage comme les lignes d’un quatuor de Beethoven.

Nous y voilà : nous sommes le 25 mars, à Lyon, et je reçois un appel du quatuor.

« Pierre, on a eu un vrai coup de cœur pour toi, on voudrait commencer avec toi dès maintenant. »

Autour de moi, le temps se fige. Je regarde mes pieds d’un air hagard. Je revois, adolescent, mes premiers émois de quartettiste, mes cours lors de mes études avec les merveilleux Quatuors Artemis et Danel. Mais je me vois aussi à l’Auditorium de Lyon, soulevé jusqu’aux lumières irradiantes du plafond par l’énergie prométhéenne de la Septième Symphonie de Mahler. Je considère, l’espace d’un instant, que je tourne une page de mon parcours de musicien. Je considère aussi l’énorme travail qui attend un jeune ensemble d’artistes en pleine crise du coronavirus. Et j’accepte immédiatement.

Notre chroniqueur-violoniste parmi ses nouveaux collègues
© Guillaume Potier, Rens Lipsius Studio/Ideal Artist House, Paris

Qu’adviendra-t-il de ce mariage soudain de quatre individus ? L’horizon lointain est trouble, bien sûr, mais ces temps-ci, le lendemain ne l’est pas moins. Maintenant, à l’harmonie des instruments devra se conjuguer l’harmonie des êtres, des personnalités, des esprits. Une page se tourne, et sur celle qui s’annonce, tout est à écrire. Je suis heureux, chers lecteurs, de vous annoncer que cette page s’écrira désormais à quatre. Et je vous promets qu’en l’écrivant, j’aurai toujours en tête ces quelques notes de Haydn.