Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.
« Mais ! Qu’est-ce que c’est que cette glissade ?! » s’exclame un jour mon professeur, en me fusillant du regard. Il faut dire que, sur ce passage du Poème de Chausson, je n’y suis pas allé de main morte ; je viens d’arroser une glissade déjà sirupeuse à souhait d’un copieux vibrato, dans un effet de bêlement suranné que toutes les chèvres pourraient m’envier. Me voilà tout à fait interloqué : personne n’a vibré comme ça depuis les années 60 ! J’essaie de rectifier le tir mais, manifestement, aujourd’hui n’est pas un bon jour. Après un énième enchaînement de la Chaconne de Bach, le jugement de mon mentor est implacable : « C’est travaillé, les phrases s’enchaînent… mais objectivement, le son n’est pas beau, le violon ne vibre pas, tu étouffes tes cordes. Je ne vais pas te donner plus d’indications. Tu as des oreilles, sers-t’en. »
Que faire ? La vie d’un musicien est remplie de ce genre de remises en cause. Dénouer un problème instrumental, c’est comprendre quelque chose de l’instrument, mais aussi de soi-même. En l’occurrence, je sentais bien que, plus que mes mains, c’est ma tête qui était ailleurs. Je suis donc allé me perdre sur YouTube, comparer plusieurs versions de la Chaconne, souhaitant retrouver les sonorités des violonistes qui me sont chers, faire de leur idéal musical le cocon de ces instants d'introspection. Envers les héros de mon instrument, j’agis en effet depuis mes débuts de musicien comme une véritable groupie. CDs, bootlegs plus ou moins hasardeux faits maison, sourdine spéciale « Heifetz », il me fallait tout avoir. J’ai si bien grandi à l’écoute de ces vénérables maîtres qu’à chaque fois que je les regarde, je retrouve dans ces visages du passé une part du mien. D’où la nécessité de se replonger dans leurs univers : allais-je trouver, au terme de mon chemin, une réponse à mes questionnements, ou au contraire m’égarer en route, et sortir de cette parenthèse introspective avec plus de questions que de réponses ?
Sans l’ombre d’une hésitation, je lance la Chaconne dans l’interprétation d’Itzhak Perlman. Quelque chose, dans son rapport au son, me fascinait, si bien qu’à l’immanquable question « qui est ton violoniste préféré ? », c’est son nom qui revenait le plus souvent. Je crois que c’est son vibrato, qui enrichit son timbre si généreux d’une coloration plaintive, qui m’a fait tomber sous le charme. De l’admiration à l’imitation, il n’y a qu’un pas : ni une, ni deux, je mettais le casque sur les oreilles et, avec Itzhak et le London Symphony Orchestra, « nous » jouions le Premier Concerto de Max Bruch. Je dois tout à Perlman, pour le meilleur… et pour le pire : combien de mes professeurs se sont désespérés de voir mon pouce gauche irrémédiablement en arrière, tordant toute la main, en faisant fi de tout ce qu’on peut lire dans les ouvrages pédagogiques sur la tenue du violon ! « Mais Perlman se tient comme ça ! », répondais-je sûr de moi. « Oui mais Perlman… C’est Perlman », me glissait-on alors avec un sourire.
Les versions de la Chaconne continuent de défiler. Tiens, voilà la version d’Arthur Grumiaux, dont on a fêté le centenaire il y a quelques jours. En y pensant, c’est aussi le rapport au vibrato du grand violoniste belge qui m’avait stupéfié. En dépit de tout ce qu’on peut lire dans les livres, de tout ce que pourrait dicter le bon goût, le voilà qui vibre avec beaucoup d’amplitude une note dans le suraigu, colore ses basses d’un vibrato très serré, presque électrique… Mais ce qui pourrait passer pour des excentricités est en fait remarquablement accompagné d’une miraculeuse souplesse du bras droit qui, associée aux différentes intensités de vibrato, donnent à l’ensemble un charme fou.
Un jour, une violoniste avec laquelle j’étudiais a voulu m’apprendre le vibrato de poignet, une certaine façon de vibrer dans laquelle l’avant-bras doit rester totalement immobile. Ce fut un échec retentissant. Je me souviens encore du cours où mon premier professeur avait essayé de canaliser mon vibrato naissant : impossible ! Comme pour beaucoup de jeunes musiciens, mon vibrato est venu de lui-même, résultat d’aucun travail ni impulsion extérieure, mais plutôt porté par le désir inextinguible d’ajouter à sa palette de jeu cette marque indissociable du son de l’instrument. Le vibrato est un outil extraordinairement personnel, auquel je songe le moins possible lors de mon travail. Voilà une conception héritée de mes écoutes d’Elman, Neveu, Ferras, et tant d’autres pour qui, à une époque où la musique se transmettait par le concert bien plus que par le disque, un vibrato et une sonorité uniques étaient le meilleur moyen de marquer les esprits. Certains artistes sont capables de moduler leur vibrato à l’infini, d’autres impriment une couleur unique à leur vibrato, comme une signature. Chacun a sa vérité !
Le mode lecture aléatoire se déclenche. Je reconnais en quelques secondes le timbre d’Anne-Sophie Mutter. Encore un vibrato incandescent, très rapide, très rond, parfois – il faut le dire – tellement maniéré qu’il joue avec les limites de la bienséance. Mutter ! Dans les années 80, elle était partout à la fois, et si j’en suis encore aujourd’hui une groupie, c’est sans doute parce que ma mère l’était avant moi. Mon premier CD de violon (les concertos de Bach avec Salvatore Accardo), et surtout mon premier concert live. 2011, Salle Pleyel : je me faufile dans la salle, mon petit magnétoscope (outil d’un autre temps, j’en conviens) dissimulé sous mon manteau. Au programme, le concerto de Brahms avec Manfred Honeck et Pittsburg. Bien sûr, ce qui m’a frappé ce soir-là, c’est moins une sonorité qu’une prestance scénique. Mon professeur me le disait déjà à l’époque : « on ne s’excuse pas sur scène, et on joue pour le dernier rang ! » Anne-Sophie Mutter assume absolument tout : ses choix de phrasés, ses vibratos, ses enflements de son, avec une maestria à nulle autre pareille. Il y a peu de temps, lors d’un concours dans la grande salle de la radio de Berlin, alors que l’immensité de la salle noyait le jury dans l’océan des sièges plongés dans le noir, je me suis souvenu de ce concert. Qui sait, le jury s’était peut-être dissimulé au dernier rang ?
Soudain, un bourdonnement. Un mugissement rauque, fauve, derrière le rideau de grésillements. Il me faut peu de temps avant de comprendre que je vais entendre le Poème de Chausson par Christian Ferras. Une version lente, lourde, et hautement tarabiscotée, qui prend avec la partition tant de libertés que cela ferait rugir plus d’un président de jury. Mais, dans les derniers frissons de l’hiver, le son vous enveloppe d’une chaleur libératrice et les notes se tissent les unes aux autres dans un geste ample. Je regarde Ferras : dans sa tenue, si excentrique qu’on se demande encore aujourd’hui comment elle a pu produire un son aussi miraculeux, je vois que, par mimétisme, j’ai adopté sa posture du coude droit, exagérément haut, de l’épaule gauche, en tension. Mais je vois aussi cette volonté qu’il a de poser la pulpe des doigts de la main gauche plutôt que leur seule extrémité pour maximiser la rondeur du son, j’entends sa façon de jouer les valeurs courtes avec beaucoup d’archet, une façon de jouer héritée de l’école française du XIXe siècle, dont j’ai héritée à mon tour. Et puis, soudain : une glissade vibrée, de l’aigu vers le grave, d’une élégance miraculeuse, à l’endroit précis où mon professeur s’était brusquement échauffé le matin même.
Le violon est un art suffisamment surprenant pour que, dans un contexte totalement différent, le cerveau nous intime de reproduire une glissade que l’on a pourtant entendue dix ans auparavant, au travers d’un écran. Être violoniste, c’est avant tout être une groupie du violon, goûter chaque enregistrement avec une curiosité dévorante. Être violoniste, c’est aussi savoir s’entourer, dans les moments de doutes, des grands maîtres du passé. Et accepter qu’au moment le plus inattendu, au milieu d’un concert, ils vous accompagnent sur scène, pour vous donner le courage d’être vous-même.